Carmen en direct du Met : New York-Paris en passant par Séville
La retransmission cinématographique paraît soignée et pensée avec l'action scénique (des séances de travail spécifiques sont consacrées à ces mondo-vision). Les cadrages larges montrent le tableau d'ensemble (qui tourne sur lui-même dans un clair dessin de l'espace), alors que les plans plus serrés soutiennent l'action de postures d'acteurs, parfois même figés d'intensité. À l'inverse, cette captation sonore retient beaucoup de bruits de décors ou d'accessoires.
D’immenses structures métalliques délimitent l’avant scène et l’arrière scène, montrant plusieurs actions en simultanés (la plus emblématique de ces superpositions d'événements étant le point d'orgue de cet opus : l’assassinat de Carmen pendant que le peuple est obnubilé par le triomphe de la Corrida). Les décors de Michael Levine sont d'un réalisme contemporain avec notamment un camion (sur ses roues, puis couché et même en flammes). Les véhicules motorisés sont aussi symboliques, avec l'onéreuse voiture rouge d'Escamillo, parmi des ironies grinçantes en formes de "placements de produits" pour des boissons ou encore des cigarettes. Le plateau est aussi habité d'un jeu d’ombres des personnages, projetées sur une toile avant chaque début de nouvel acte, avant de dévoiler le nouveau décor.
Les tenues colorées et sophistiquées intègrent des répliques d’armes en tout genre. Carmen se métamorphose aussi en passant de Don José avec sobre jeans, veste marron, pour plonger dans les bras d'Escamillo et des tenues typiquement andalouses.
Les chorégraphies animent les scènes de foule, mais proposent aussi des acrobaties. Ann Yee incorpore de la danse moderne et des moments d'improvisation pondérés.
Les lumières (Guy Hoare) sont beaucoup utilisées en horizontales depuis l'arrière-scène, créant des effets visuels (comme si les véhicules, immobiles, avançaient sur le plateau), tout en ajoutant de l’intensité aux émotions des personnages (en particulier quand les traits horizontaux basculent au rouge, au rythme de la partition de Bizet).
La mezzo-soprano Aigul Akhmetshina (pas encore trentenaire) fait déjà une démonstration de maturité artistique, dans ce rôle qu'elle travaille depuis un moment déjà (elle fit en Carmen ses débuts au Royal Opera House de Londres, à l'âge de 21 ans). Cette familiarité déjà profonde avec le rôle transparaît dans l'incarnation et l'exécution vocale. Son timbre dessine un mezzo cristallin et mélodieux, d'une clarté lumineuse comme sa présence, qui n'empêche nullement de parcourir toute sa tessiture avec aisance.
Le français est travaillé, et maîtrisé (même si la chanteuse exprime des excuses modestes pour de présumées difficultés linguistiques, le Met diffusant des reportages et interviews entre les actes).
Don José, le soldat ténor amoureux, interprété par Piotr Beczala, offre une puissante prestation tant du point de vue musical que scénique. Sa voix souvent brillante et vibrante capture l'essence du jeune amoureux torturé, avec expressivité, oscillant avec l'héroïsme. Son agilité vocale se module comme son jeu d'acteur, de l'amour initial vers une obsession envahissante, basculant dans le désespoir.
La soprano Angel Blue, à la voix placée, implore avec tendresse en Micaëla, en faisant vibrer chaque note dans sa voix et les enceintes du cinéma, grâce à une grande ouverture palatale soutenant une présence indéniable. Le léger vibrato soutient une rondeur enveloppante, accentuée et nuancée.
Interprétant le rôle d'Escamillo, Kyle Ketelsen, baryton-basse , captive le public avec une présence scénique d'un grand charisme (rutilant comme sa voiture rouge). Son timbre vocal, caractérisé par sa richesse et sa chaleur, offre des graves robustes qui ajoutent une profondeur sonore impressionnante.
Le baryton Benjamin Taylor déploie une voix à la fois veloutée et profonde. Sa chaleur et sa maîtrise collent avec son rôle de brigadier Moralès, d'une maturité dans les graves renforçant le sérieux de son interprétation (d'autant que chaque mot est rendu compréhensible).
Zuniga (Wei Wu) ne cache pas son attirance pour Carmen, ni sa tessiture de basse texturée, sachant se faire claire et nette. Les phrases sont attaquées et ponctuées en accord avec la musique sans pour autant dénaturer sa ligne vocale.
Frasquita et Mercédès forment un duo d'une complicité indissociable. Sydney Mancasola, avec sa voix soprano, apporte une sonorité perçante et cristalline, ajoutant une qualité lumineuse et aiguë à l'ensemble. À l'inverse, Briana Hunter, avec sa tessiture de mezzo-soprano, offre une voix plus ronde, veloutée et profonde, créant ainsi un mélange sonore équilibré.
Le Dancaïre Michael Adams, baryton-basse, et le Remendado Frederick Ballentine, ténor, apportent une dimension divertissante et dynamique à la scène avec leur prestation vivante. Le premier offre une sonorité robuste et riche, tandis que le second propose une voix claire et vibrante.
Dans les plans de coupe et quand les sous-titres sont absents, l'écran de cinéma permet d'apercevoir la direction animée de Daniele Rustioni (directeur musical de l’Opéra national de Lyon). Sa battue vivante et incarnée transporte cette musique méditerranéenne et très mouvante.
L’Orchestre du Metropolitan Opera confirme sa réputation, mettant en lumière la richesse de cette œuvre à travers l'interprétation nuancée des différents thèmes. Son expressivité dans les nuances (en particulier dans les passages mélancoliques et tragiques) contribue à capturer l’essence du drame et de la passion qui caractérise Carmen.
Le Chœur maison préparé par Donald Palumbo offre une précision rythmique synchronisée avec l’orchestre, la cohésion harmonique enrichissant l’ensemble musical. Les sections du chœur s'entremêlent subtilement ce qui permet aux voix de se fondre harmonieusement et de se démarquer avec éloquence lorsque nécessaire. La Maîtrise joue et chante avec sérieux mais aussi une légèreté comme en dérision face à ce monde d'adultes.
Le public dans la salle new yorkaise se montre ravi de cette représentation, l'accueil étant -presque par définition- plus réservé dans la salle de cinéma parisienne, quoique cette œuvre française y retransmette ainsi une nouvelle fois sa sensibilité intense et intemporelle.
Retrouvez le programme des retransmissions d'opéras aux cinémas cette saison