Orphée aux Enfers pavés de bonnes intentions sur et sous la scène du Teatro Colón
L’opéra bouffe Orphée aux Enfers fait ici place à la modernité et au localisme : le personnage de L’Opinion publique mentionne « Twitter » tandis que John Styx ne fait plus allusion au « Roi de Béotie » mais au « Vice-Roi de l’Argentine » ! Cette fantaisie locale est d’autant plus souriante et justifiée qu’elle se nourrit ici d’Histoire puisque deux Français ont prétendu à un titre comparable : Jacques de Liniers, à la tête entre 1807 et 1809 de la Vice-royauté du Río de La Plata dont la capitale était Buenos Aires et Antoine de Tounens, proclamé roi d’Araucanie et de Patagonie (1860-1862).
Une mise en scène qui fait mouche
Ces adaptations trouvent écho dans la mise en scène signée de Pablo Maritano : si la scène d’ouverture voit un mur de 156 écrans de TV en toile de fond pour le prologue de L’Opinion publique et que le premier tableau prend place dans un décor urbain des années 1960/70, avec des costumes et des coloris d’époque, l’infra-monde des deux derniers est plus atemporel, ménageant des anachronismes volontaires entre décors, ustensiles et costumes, soulignant les vertus comiques du spectacle. L’acmé de ces dérèglements temporels, générant des éclatements de rires collectifs dans le public, réside dans la fameuse transformation de Jupiter en mouche : le design de la capsule où s’opère cette métamorphose (décors de Gonzalo Córdoba Estévez) est directement inspiré de celui utilisé pour les expériences de téléportation menées dans le film de science-fiction horrifique de David Cronenberg, La Mouche, mais ici tournée en dérision, en plein accord avec l’esprit de l’œuvre d’Offenbach. Le costume de la mouche témoigne de la créativité de María Emilia Tambutti.
L’intensité, la diversité et les chaleureux contrastes des lumières de Verónica Alcoba participent pleinement de l’aspect festif et burlesque du spectacle.
Les chorégraphies de Carlos Trunsky, qui s’y connaît en danses orphiques, s’insèrent également dans ce cadre visuel avec précision dans les mouvements et élégance dans les gestes, en phase avec le propos scénique.
Dans l’enfer de la fosse
Le chef argentin Christian Baldini, récemment très inspiré dans la même fosse pour une œuvre contemporaine, semble être la mouche du coche de cette première. L’Orchestre Permanent du Colón n’est pas dans une forme olympique pour rendre compte des effets du style bouffe, en particulier dans cette tension de la partition entre sens du drame et expression de la satire. L’attention minutieuse du chef à l’égard des différentes familles d’instruments est certes perceptible mais les lignes générales sont en effet le plus souvent assez plates, sans grand relief, et les couleurs d’ensemble trop uniformes, y compris pour ce morceau de bravoure qu’est le fameux « Galop infernal », fleuron du French cancan. L’orchestre a également tendance à couvrir certains chanteurs, y compris lorsque ceux-ci se trouvent en hauteur, dans une posture pourtant propice aux projections.
Voix aériennes et souterraines
Dans ce plateau vocal 100% hispanophone, les parties chantées en français sont le plus souvent inintelligibles (alors que les interventions parlées, amplifiées, le sont en espagnol). Les chaînes vocalique et consonantique ainsi que les marques accentuelles et de liaisons du français sont erronées ou altérées. Le spectateur francophone ou francophile en est réduit à suivre les surtitres en espagnol. L’écrit ne semble pas mieux servi : deux panneaux du « Syndicat de l’Olympe » mentionnent ainsi « On a marre ! » (sic).
Le ténor Carlos Natale, qui fait carrière en Europe et vit en France, est le seul qui possède une articulation suffisamment ouverte. Haute et limpide, la voix d’Orphée libère des projections agiles et azuréennes. Le timbre, généreux, est mis au service du drame du personnage tandis le jeu théâtral est investi : les gestes du joueur de violon sont certes parfois un peu maladroits mais leur simultanéité avec le son de l’instrument en fosse force le respect.
Eurydice est chantée par Mercedes Arcuri. Son soprano, suave et versatile, accompagne son personnage, séducteur, léger et volatile. Les projections, fermes et pointues, orientent des vocalises tendues et resserrées qui, toutefois, ne facilitent pas l’articulation.
Santiago Martínez incarne de façon inspirée Aristée et Pluton. Sa voix de ténor est claire, élégante et galbée. Les projections, volubiles et soyeuses, manquent parfois un peu de volume face à l’orchestre.
La mezzo Eugenia Fuente est l’image et la voix de l’Opinion publique. L’autorité physique s’impose avec une charpente vocale assurée. Les intonations sont lissées, le vibrato poinçonnant accentuant l’assurance de cette voix autorisée.
Ricardo Seguel (basse) et Victor Torres (baryton) remportent la palme de l’expression du comique pour Jupiter et John Styx, tant leur jeu est au service de la dérision. Si la voix du premier est forte et solidement ancrée à des médiums qui portent loin, le second offre une homogénéité vocale portée par la rondeur et la chaleur de son timbre.
La soprano María Castillo de Lima récemment entendue dans une première mondiale affuble Diane d’une voix pure et élancée, même si les aigus semblent parfois un peu trop appuyés.
Daniela Prado possède une voix de mezzo légère et souple dont le timbre élégamment flûté, servi par une articulation ouverte et des lignes mélodiques particulièrement claires, sied à son personnage de Cupidon.
Les sopranos María Savastano et Paula Almerares font preuve d’une brillance vocale au service de leurs personnages de Junon et Vénus qu’elles interprètent avec enthousiasme.
Iván García donne à Mars et Rhadamanthe les inflexions profondes de sa voix de basse tandis que les ténors Ivan Maier (Minos) et Cristian Taleb (Éaque) s’illustrent respectivement pour la clarté des aigus et la plénitude des médiums.
L’acteur Fabian Minelli s’investit particulièrement dans l’interprétation théâtrale du rôle parlé de Mercure.
Le Chœur permanent du Colón enfin, qui officie sous la houlette de Miguel Martínez, fait preuve de souplesse et de nuances appréciables dans son exécution collective.
Le spectacle est assez généreusement accueilli. Le public, réservant des applaudissements marqués à Daniela Prado et María Castillo de Lima, quitte la salle sans regret et, au contraire d’Orphée, sans se retourner.