Aurora d’Héctor Panizza au Teatro Colón sous la bannière argentine
Tous les Argentins connaissent par cœur la « Canción a la Bandera » (la « chanson au drapeau »). Ils l’ont chantée durant leur existence comme élèves puis parents, entonnée à chaque cérémonie scolaire où la glorification musicale du lever des couleurs est un rituel qui reste encore aujourd’hui d’actualité, en particulier le 20 juin, Jour du Drapeau. Pour autant, peu d’entre eux savent que cet air intitulé « Alta en el cielo », qui cimente la nation autour des couleurs de la bannière argentine, est en réalité un extrait d’Aurora, opéra d’Héctor Panizza.
Aurora est une pièce en trois actes d’inspiration vériste créée en septembre 1908 à l’occasion de la saison lyrique inaugurant le site actuel du Teatro Colón. Composé sur un livret original en italien de Luigi Illica, librettiste de Puccini, et d’Héctor Quesada (la version donnée est une révision de la traduction espagnole datant de 1945), l’intrigue d’Aurora se déroule dans la ville argentine de Córdoba à l'époque des luttes pour l'indépendance contre l'Espagne. Elle se concentre sur la relation amoureuse qu’entretient Mariano, un patriote argentin, avec Aurora, symbole de liberté et de la patrie, mais qui est aussi la fille de Don Ignacio de la Puente, chef de file des royalistes, fidèles à la Couronne d’Espagne. Mariano est déchiré entre son amour pour Aurora et son devoir envers la cause révolutionnaire. Si l’Argentine finit par voler de ses propres ailes, c’est au prix du sacrifice d’Aurora. Alors que celle-ci meurt en louant les couleurs d’une aube transcendée, l’indépendance peut enfin être proclamée.
Blanc : aurore argentine
Dans la mise en scène de Betty Gambartes, la Córdoba de 1810 est représentée de façon minimaliste et impersonnelle, en jouant moins sur le réalisme que sur le pragmatisme, avec des décors blancs et transparents qui visent davantage la circulation scénique que la beauté esthétique, tout en permettant une surexposition lumineuse (Roberto Traferri).
L’élément de décor principal, un couvent vu à la fois de l’intérieur et de l’extérieur reste indéfini dans ses formes, seule la présence d’une vierge et d’une croix chrétienne conséquente attestant de son caractère religieux.
Cette structure a des fonctions multiples qui n'ont rien en commun (elle est à la fois bibliothèque privée d'intérieur et une sorte de kiosque propice aux rencontres en extérieur), effaçant toute référence à l’époque coloniale. Les costumes (signés, comme les décors, de Graciela Galán) restent dans la même vague d’indétermination qui ne profite guère à l’effet de réel. Si l’Histoire est maltraitée, la géographie l’est moins par la présence d’un exotique et sympathique palo borracho (littéralement « arbre saoul »), typique de la région, venant agrémenter le jardin de la résidence de Don Ignacio au deuxième acte.
Bleu : crépuscule argentin
L’Orchestre permanent du Colón est dirigé par Ulises Maino. Sa direction colorée et enjouée fait preuve d’un dynamisme ampoulé qui porte parfois préjudice aux interprètes en scène couverts par l’emphase de la fosse. Dès le lever de rideau, les nuances ne caractérisent guère sa main-mise sur l’orchestre, mais les niveaux sonores s’affinent par la suite.
Le Chœur permanent (emmené par Miguel Martínez) est la voix du peuple, massive et expressive, bientôt rejoint par celle, moins inspirée, du public. En effet, alors que Fermín Prieto (Mariano) use de projections puissantes servant un timbre cuivré, lumineux et aiguisé notamment à l’occasion de la « Canción a la Bandera », celui-ci interrompt la représentation et enjoint verbalement le public de reprendre, à la fin de l’acte II, le fameux air. Les lumières de la salle se rallument et les spectateurs se lèvent pour répondre à cette surprenante injonction. Si beaucoup s’émeuvent, la larme à l’œil, de revivre une cérémonie lourde de souvenirs de jeunesse, d’aucuns se lamentent d’une liturgie nationaliste indigne et déplacée provoquant la chute du quatrième mur et la rupture de l’illusion théâtrale. Cet élan nationaliste coïncide pour cette première avec la présence, au premier balcon, de la Vice-Présidente du pays.
Jaune : soleils argentins
Le soleil présent au centre du drapeau argentin en toile de fond, sous format mouvant de vidéo, est curieusement représenté de façon caricaturale et naïve, à la façon d’un dessin d’enfant. La profondeur et la chaleur solaires sont à rechercher ailleurs : dans les airs, portés par les ressources d’un plateau vocal entièrement argentin.
La soprano Daniela Tabernig façonne une Aurora théâtralement et vocalement crédible et solide. Les projections, soutenues par une articulation ouverte, des vocalises amples et un vibrato « d’époque » légèrement mais astucieusement suranné, sont d’une couleur nette, claire et uniforme sur l’ensemble de la tessiture.
Don Ignacio est interprété par Hernán Iturralde qui met les accents de sa voix de basse, charpentée et élancée, au service de l’autorité paternelle.
Le baryton Alejandro Spies incarne avec une vigueur vocale ronde et chaleureuse Raymundo, tandis que son compagnon Bonifacio est chanté avec élan, agilité et une certaine grâce par le ténor Santiago Martinez.
Cristian Maldonado met beaucoup de conviction vocale pour assumer, avec force et précision, le rôle de Don Lucas.
La soprano Virginia Guevara (Chiquita), quant à elle, conquiert un public enthousiaste louant la délicatesse et le caractère enchanteur de ses interventions soutenues par des lignes mélodiques finement ciselées et des couleurs spectrales évanescentes et ruisselantes.
La basse de Claudio Rotella possède une assise confortable lui permettant de donner un relief maléfique à son personnage de Lavin.
Dans les rôles plus secondaires, Andres Cofré (ténor dont la voix satinée et puissante porte loin), Ramiro Pérez (autre ténor au timbre chaleureux), Gabriel Vacas et Leonardo Fontana (élégantes voix de baryton) donnent des couleurs chatoyantes et sincères aux quatre Scolastiques qu’ils interprètent.
Les deux Amies que sont les sopranos Eugenia Coronel Bugnon et Cintia Velazquez projettent avec brio leurs voix souples, brillantes et relevées.
Les basses Edgardo Zecca (le Capitaine) et Juan Barrile (l’Évêque) ainsi que le baryton Mariano Crosio (le Caporal) donnent également vie, par leur investissement théâtral et vocal, à leurs personnages respectifs.
Censé dire, parfois de façon caricaturale, les couleurs du destin argentin (à cela près que la quasi-totalité des artistes engagés sur la production, figurants compris, sont typés européens, et non Amérindiens, créoles, métisses), le spectacle, au-delà de ses mérites ou de ses manquements, ne laisse personne indifférent.
Il est applaudi sans être ovationné, comme si tout excès en matière de patriotisme demandait à être effectivement nuancé, au risque de tomber dans un nationalisme exacerbé et dévastateur.