La Fille du Régiment marche sur Bastille !
L’argument de La Fille du Régiment tient en peu de mots : Marie, jeune orpheline qui a été recueillie et élevée par un régiment de soldats français, croise le chemin d’une femme qui affirme être sa parente, et qui l’arrache à cette compagnie masculine – et surtout à son premier amour – pour tenter de la rétablir dans l’aristocratie, son milieu d’origine.
Avec cette mise en scène signée Laurent Pelly (production créée en 2007 au ROH et entrée au répertoire de l’Opéra de Paris cinq années plus tard), l’histoire attachante du 21ème régiment ne se drape plus dans l’uniforme des soldats napoléoniens (selon le livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et Jean-François Bayard), mais dans la capote bleue des poilus de 14-18, ce qui ne trahit en rien le pittoresque militaire si caractéristique de cet opéra-comique.
La pièce, fougueuse et effervescente, conquiert aisément son public. Cette version prend plusieurs libertés bienvenues, incluant citations (un Ave Maria entonné par humour), ruptures du quatrième mur (la duchesse faisant signe au chef d’orchestre d’arrêter de jouer) et de la vraisemblance, qui vont croissant jusqu’au dénouement : un petit tank fait tout de même irruption lors du finale ! Nombreux sont les éléments qui dans la scénographie, poussent au rire, des gags de la pantomime à des mises en abyme et des clins d’œil plus subtils – mais l’hilarité touche à son paroxysme dans le deuxième acte, au cours de la leçon de chant que reçoit Marie, brillante de mise en scène et d’écriture : la soprano met tout son génie dans le fait de mal chanter et se laisse rattraper par les souvenirs du régiment, désespérant la marquise à coup de rataplans.
La force du propos est soutenue et renforcée par les décors de Chantal Thomas, aussi réussis que facétieux : le linge du régiment entame son propre ballet, un panneau montrant un coq descend sur scène au moment de chanter la gloire de la France, tandis que l’acte II, montrant la coupe d’un salon ouvert, révèle au plein jour les ridicules du quotidien aristocratique. Les dialogues d’Agathe Mélinand, dont la langue est parfois un peu trop modernisée, n’en sont pas moins réussis dans leur ensemble – et les nombreuses séquences de récitatifs et de parlato, excellemment rythmées, font à chaque fois mouche : il n’est qu’à voir les scènes de monologue de la marquise au début de l’acte I.
Julie Fuchs est une Marie brillante, dont les regards, les gestes et les poses actualisent avec malice l’archétype de la vivandière. La soprano exécute avec aisance ses airs (même lorsque le régiment la porte à bout de bras !), et cueille les aigus sans montrer un commencement de fatigue. Elle maintient un timbre clair et étincelant, avec un phrasé incroyablement versatile. Quelques faits d’armes méritent d’être cités, en l’occurrence deux romances : l’étincelant et déchirant « Il faut partir », soutenu par le cor anglais, puis au cours du deuxième acte, le cantabile « Par le rang et par l’opulence », complainte crépusculaire et sensible soutenue cette fois par le violoncelle, et rapidement remplacée par l’un de ces autres grands airs de la pièce, le fiévreux « Salut à la France » – l’occasion de rappeler que l’Orchestre de l’Opéra national de Paris oscille dans cette œuvre entre la plus grande délicatesse et les marches militaires enjouées, le tout sous la baguette vigilante d’Evelino Pidò.
Lawrence Brownlee interprète un Tonio enjoué, avec une puissante colonne d’air, un vibrato prononcé et un phrasé louré. Le ténor s’acquitte sans doute un peu trop rapidement du tant attendu « Ah ! Mes amis, quel jour de fête ! », mais signe néanmoins avec élégance une partition physiquement éprouvante, et brille dans l’air « Pour me rapprocher de Marie ».
Sergent du régiment, au début opposant, puis adjuvant du duo amoureux, Sulpice est campé en bonhomme, gaillard et attachant par Lionel Lhote au timbre de baryton enveloppé et généreux – avec une diction pleine de rebonds.
En face, la Marquise de Berkenfield délicieusement irritante, est incarnée par Susan Graham, avec grande expressivité et rondeur de timbre, mais aussi un détaché qui sied à ce personnage toujours prêt à s’indigner au moyen d’imprévisibles éclats.
Face à elle, son alter ego plus irritant encore, la Duchesse de Crakentorp (Felicity Lott) aux répliques impayables, lâchées avec une grâce toute mélodieuse et sarcastique.
Hortensius (Florent Mbia), remplit efficacement sa discrète mission d’intendant, voix de baryton circonspecte face aux revirements de situation, et le faisant savoir en quelques exclamations bien pesées.
Les Chœurs de l’Opéra de Paris ne sont pas en reste non plus, qu’il s’agisse des villageois ou du régiment, avec quelques saillies d’un paysan (Cyrille Lovighi, ténor très inquiet puis très enjoué face au départ de l’armée française) ou du caporal (le baryton Mikhail Silantev, parlant pour le régiment, d’une voix dramatique et élégante) : leur évolution sur scène est réglée par une chorégraphie ingénieuse signée Laura Scozzi, qui sait rendre les interactions avec les solistes pertinentes, et la scansion des homorythmies militaires jubilatoire.
La Fille du Régiment est en perpétuel mouvement, le discours est rempli de détails, et ne laisse pas le temps au public de s’ennuyer. Aussi, après un dénouement explosif et un peu kitsch, les applaudissements retentissent une dernière fois, et signent la fin d’une soirée incroyablement divertissante.