Ravel dansé Ravel chanté, l'enfance par la jeunesse à Garnier
Le lien entre les deux parties de ce diptyque paraît aussi évident sur le papier (à musique de Ravel) qu'il paraîtra ténu (ou épuré) pour le spectateur devant ce double spectacle. Pour cause, la mise en scène signée Richard Jones et Antony McDonald pour L'Enfant et les sortilèges a été créée in loco en 1998 en diptyque mais avec un tout autre opus (Le Nain de Zemlinsky également par ce même duo scénique) avant d'être reprise par deux fois puis réunie en 2020 avec L'Après-midi d'un faune de Debussy chorégraphié par Keersmaeker. Les annales de Garnier gardent également la mémoire d'une double production signée du récemment disparu Jorge Lavelli, ayant réuni en 1979 et 1980 L'Enfant et les sortilèges avec Œdipe de Stravinsky.
L'Enfant et les sortilèges version Richard Jones et Antony McDonald se voit donc désormais réuni avec Ma mère l’Oye, nouvellement chorégraphié par Martin Chaix, et leur lien se fait d'abord par le noir, puis par la page blanche. Dans les deux cas, un plateau vide est habité par les personnages de ces histoires, qui incarnent à eux seuls leurs différents univers (par leurs jeux et les costumes d'Aleksandar Noshpal). Les deux spectacles font ainsi défiler leurs galeries d'animaux humanisés et d'objets animés pour L'Enfant et les sortilèges, comme ceux des contes de Ma Mère l'Oye. Les contrastes surgissent du fait que ceux-là sont très colorés tandis que ceux-ci sont de blanches épures : les chanteurs ont l'éloquence flamboyante, les danseurs celle de la délicatesse de leurs tenues (avec tutus tous différents en pétales de fleur, toge antique, collerette), blanches comme leurs masques origamis et surtout comme les nuages-moutons flottant dans les airs, des mêmes plissés de draps (du même onirisme).
Le lien entre ces deux spectacles se retrouve aussi dans la jeunesse des interprètes, et surtout leur enthousiasme appliqué. Ils font ainsi une démonstration de leurs talents déjà confirmés et très prometteurs. Les danseurs présentent ainsi des positions très claires et savent monter, sur pointes et demi-pointes, selon les intentions caractéristiques de cette musique, avec franchise énergique ou au contraire en délicatesse. La précision des pas n'est pas encore limpide (tandis que les portés manquent bien entendu un peu de force à cet âge), mais il est à souhaiter qu'ils gardent tous leur souplesse dynamique, et la gamme des sauts est déjà riche. La synchronisation n'est pas encore celle d'un corps de ballet, mais l'attention est bien là, et si les variations et pas de deux sont expressifs, ils ne sont pas l'objectif premier de ces artistes, généreux et collectifs.
Lorsque les flocons tombent du ciel, les jeunes danseurs enlèvent leurs marques et leurs éléments de costumes, pour venir saluer en ligne, en juste-au-corps blancs comme les pages de leurs carrières professionnelles qu'il leur reste à écrire. Elles auront déjà été lancées par ces débuts prestigieux et un accueil très enthousiaste du public.
Après Ma Mère l'Oye et l'entracte, juste avant donc L'Enfant et les sortilèges, une annonce informe le public que deux artistes sont souffrants mais ont décidé de maintenir leur prestation du soir. Andres Cascante semble effectivement avoir un Chat dans la gorge (mais il incarne justement cet animal). Et avant cela, son numéro en horloge comtoise (aux chiffres comme tatoués) ne montre pas la moindre marque de fatigue : seule sa prononciation est un peu floue mais le chant est bien marqué, sombre et articulé.
À l'inverse, Cornelia Oncioiu est effectivement victime d'une extinction de voix continue en temps réel, laissant malheureusement sans corps vocal les personnages de la Maman, la Tasse chinoise et la Libellule. Seule artiste lyrique invitée de cette production de l'Académie (avec Amandine Portelli mais qui fait ses débuts), elle en est réduite à essayer de lancer quelques aigus durant la soirée, et à s'excuser platement aux saluts finaux.
Comme tous ses autres collègues, Seray Pinar s'investit pleinement dans son rôle, celui de l'Enfant omniprésent et passant par toutes les émotions, grimaces et mimiques. Si l'effort d'incarnation est complet, la chanteuse ne modifie à l'inverse nullement sa voix pour s'approcher un peu du caractère attendu : son chant reste très épais et vibré. La prononciation française poursuit son parcours d'acquisition, cette production étant assurément des plus formatrices pour ce faire. Les voyelles demeurent très ouvertes, mais notamment en raison d'un phrasé chaleureux et ample, avec un placement un peu en arrière mais sachant aussi utiliser les hauts résonateurs.
Comme dans les précédents rendez-vous de l'Académie, Teona Todua marque indubitablement les esprits par sa vocalité. Ici en Princesse, elle offre une ligne vibrée avec amplitude, souplesse, équilibres, aussi riche dans la verticalité de la tessiture que dans la longueur des phrasés, aussi chaleureuse dans les graves que rayonnante dans les aigus.
Amandine Portelli assume toute la sensualité -et davantage- du duo félin passant avec vigueur vers la voix de poitrine, mais elle sait aussi passer du rôle de la Chatte à celui de l’Écureuil avec une voix nourrie de souffle et de dynamique.
Le Pâtre et La Pastourelle déploient de riches moyens vocaux pour montrer leur déchirement, également littéral : sortant d'une tapisserie déchirée (l'une des nombreuses bêtises de l'enfant, qu'il doit assumer devant ces êtres animés par les sortilèges et la plume de Colette). Sofia Anisimova (également la Chouette) projette notamment ses graves très vibrés (mais en retard sur le tempo), Sima Ouahman vibrant également mais avec une homogénéité sonnante et présente naturellement.
Luis Felipe Sousa incarne le Fauteuil d'une voix bien assise mais puissamment couverte dans l'aigu, ample et largement articulée, avec noblesse et la vigueur d'accents projetés. Sa Bergère (également la Chauve-souris) Lisa Chaïb-Auriol est bien présente sur un épais médium mais qui monte souplement vers un aigu précis, pointu.
Thomas Ricart incarne une mémorable "Théière", ici tout en musculature (le lien avec son personnage étant l'origine de sa boxe : anglaise). Son entrée en scène fait son plein effet, tout comme sa voix, suite de directs du droit (dans les accents) et de crochets (dans les vifs phrasés). Il s'offre même une galerie de mémorables personnages, en Petit Vieillard prof de maths (mais qui presse le tempo pour pouvoir le tenir) et en Rainette scaphandrière.
Emy Gazeilles (de la troupe maison) déploie une voix comme faite sur-mesure pour ses personnages du Rossignol (agile) et surtout du Feu. Ici en torera avec danseuses de flamenco moderne, elle déploie les agilités de sa voix en flammèche virevoltante, sachant réchauffer son médium aigu, et attiser la braise incandescente de son médium grave.
Adrien Mathonat chante de manière fort à-propos l’Arbre, avec un phrasé strié, une articulation projetée, un caractère vocal toujours vigoureux. Il est représenté avec ses camarades en soldats de la Première Guerre Mondiale (conflit qui a terriblement marqué Ravel), les branchages rappelant leur camouflage. Cette troupe lyrique est campée par le chœur d'adultes de la Maîtrise Notre-Dame de Paris (direction Henri Chalet), comme sortant des tranchées mais restant bien en rythme sur le parlé. Leur chant allie douceur et délicatesse de la polyphonie fuguée, menant vers la fin du spectacle, comme allongeant leur ombre vocale sur l'esprit de l'enfant finalement assagi.
Le Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris / Maîtrise des Hauts-de-Seine est une classe d'écoliers aux gestes volontairement scolaires, impeccablement répétés (rappelant d'ailleurs du Keersmaeker), justes et appliqués comme leurs voix, y compris dans des parties glissant comme sur de petits toboggans à la récré.
L'Orchestre de l’Opéra national de Paris maintient le tempo précis, indispensable pour servir aux appuis du ballet, mais le détail intérieur des rythmes et l'expressivité des timbres pâtissent de cette concentration (qui se déploie davantage -mais relativement- dans l'accompagnement d'opéra, plus chantant et bien souple de phrasés). Pourtant, le chef Patrick Lange dirige les deux opus avec la même constance : précis, clair, souple, dynamique autant que nécessaire. Il est ainsi aussi applaudi à l'issue de la soirée que le chorégraphe à l'issue du ballet.