Destins croisés : récital d’Alexander Chance avec Les Ombres à la Salle Cortot
Le thème qui sous-tend la composition de ce programme ambitieux pourrait se résumer à la volonté d’esquisser de manière contrastée la naissance de l’Opéra et l’avènement concomitant de la musique Baroque (basée sur l’expression des affetti) avec l’évolution de la mélodie et la fin du style monodique de la Renaissance.
Les Ombres racontent donc ici, de manière raffinée et variée, comment l’école italienne a exporté son savoir-faire dans toutes les Cours européennes, depuis les Habsbourg à Vienne avec Caldara, jusqu’à Londres avec Purcell puis avec Haendel qui incarne la génération suivante et le triomphe du style opératique grâce à ses arias da capo considérées comme les chefs-d'œuvre du genre.
C’est donc pour parcourir ce voyage à travers l’Europe au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles qu’Alexander Chance jongle avec des propositions aussi variées que Strike the Viol de Purcell extrait de l’Ode pour l’anniversaire de la Reine Mary, ou bien la berceuse de la Nourrice dans Le Couronnement de Poppée de Monteverdi en passant par un Air de lamentation de Legrenzi ou encore des airs virtuoses extraits d’opéras de Haendel comme Amadigi ou Tolomeo délivrant ainsi un tableau saisissant d’un siècle de musique, en mettant en lumière les liens évidents qui relient tous ces points spatio-temporels.
Pour ce faire, le contre-ténor britannique, impeccable de sobriété dans son costume bleu sombre, délivre avec une grande simplicité des morceaux de bravoures sans le moindre effort apparent, enchainant avec flegme et sérénité des vocalises hardies ou des phrases déliées et soutenues. Avec son timbre frais et clair toujours au service de phrasés sophistiqués, il conçoit pour chaque pièce une belle mécanique solide et savamment construite. Le focus est irréprochable, ainsi que l’homogénéité des registres, même si certains graves sonnent un peu mat en début de première partie. Si la beauté du timbre et la longueur du souffle emportent l’adhésion d’un public conquis, l'auditeur peut se prendre à regretter, dans les moments les plus tragiques, un léger manque de théâtralité qui donnerait plus de saveur et de consistance à certaines scènes de fureur ou de désespoir, notamment chez Haendel.
C’est dans les moments les plus élégiaques, comme dans Oblivion Soave de Monteverdi et ses langoureuses phrases déployés avec grâce, ou dans le Lumi, potete piangere de Legrenzi, qu’il touche plus particulièrement son auditoire, grâce à la finesse de son articulation, la souplesse suave de ses aigus et la tendresse qu’il insuffle à chaque numéro.
Pour l’accompagner, dans un répertoire qui requiert d’habitude des ensembles instrumentaux et un continuo beaucoup plus étoffés, Les Ombres proposent ici une version chambriste de l’orchestre baroque réduit à sa plus simple expression : flûte à bec, archiluth, clavecin et viole de gambe.
Margaux Blanchard, également directrice artistique du projet, accompagne de sa viole les circonvolutions vocales d’Alexander Chance avec un son copieux et charnu, un phrasé toujours très élaboré et une écoute infaillible.
Marine Sablonnière à la flûte à bec lui répond de manière similaire, avec un son ample et soutenu, et de belles propositions mélodiques, en particulier dans la Follia de Corelli où elle exécute un grand solo pyrotechnique. Gabriel Rignol à l’archiluth et Brice Sailly au clavecin enrichissent ce quatuor de leur jeu précis, attentif et délicat.
Le public ravi acclame les artistes qui le gratifient en retour d’une reprise du Strike the Viol ainsi que d’une touchante mélodie, My love gave me an apple... en échos au répertoire populaire de la Renaissance anglaise.