Einstein on the Beach Pré-Psychédélique à la Villette
Le public est d’abord invité à circuler librement à travers les gradins et même le plateau : tel le Big Bang, cette grande production artistique a déjà commencé, le prologue joue déjà. Les interprètes sont en costumes post-apocalyptiques (comme à la fois Préhistoriques et Psychédéliques, rappelant que cette œuvre vise à la fois l'éternité, tout en étant bien inscrite dans son époque artistique, celle des années 1970). Ils cheminent en récitant le mantra emblématique de cet opus (des chiffres en rythme) sur un son d’orgue synthétique. Ce long prologue, tel un rituel initiatique, permet au public, au début timide, de prendre confiance et de s'immerger dans le décor colossal imaginé par Markus Selg. L'immersion poursuivra ainsi son parcours durant ce spectacle ("réduisant" l'œuvre de 5 heures, à 3h30).
Susanne Kennedy, en mettant en scène cette œuvre, à la fois "anti-opéra" et "opéra-total", (se) plonge dans l’univers atemporel et dans le caractère géométrique de la musique de Philip Glass. L’aspect hautement répétitif de la partition (influencée par la musique classique indienne et les ragas) est accompagné de répétitions éclectiques de paroles, gestes, sons, lumières et vidéo parfaitement orchestrés par le geste de mise en scène. Le public vit une véritable expérience de spectateur qui sollicite les sens et demande une vraie implication au sein du dispositif scénique.
De très hautes constructions en pierre telles un temple, un énorme portail circulaire au sommet d’un escalier, une grotte, invoquent un univers primitif par leur forme et par les motifs représentés (majoritairement des fossiles), le tout posé sur une plate-forme tournante sur laquelle artistes et public peuvent s'installer. Une moquette aux motifs abstraits couleur sable rappelant des formes à la croisée entre des peaux et des os d’animaux recouvre l’ensemble du plateau et renvoie aux motifs présents sur les costumes des artistes sur scène, ce qui permet leur immersion complète dans le décor. Ils portent également sur eux des éléments qui les rendent visibles de loin (comme de la nuit des temps, musicaux) tels que des petites lumières autour du cou ou sur la tête, des bandeaux fluorescents, des colliers lumineux, des bouts de costumes colorés. Une création vidéo majoritairement abstraite et parfois psychédélique conçue par Markus Selg et Rodrik Biersteker est projetée sur des larges écrans horizontaux qui surmontent la scène et sur les éléments-mêmes de la scénographie, illuminés parfois par des lumières led.
Les solistes lyriques font preuve de grande précision et capacité d’articulation, dès le premier acte. Tout au long de l'œuvre, leurs voix aux timbres chauds se fusionnent et forment un tout avec le chœur, les instruments et les sons. À leur chant est intercalé le son diffusé d’une voix grave, déformée, qui prononce des phrases du livret dans un esprit non-narratif réadapté par la metteuse en scène Susanne Kennedy et Richard Alexander aux créations sonores.
Grâce à l’assise des rythmes complexes des notes répétées, assurées d'emblée avec les altos Sonja Koppelhuber et Nadia Catania, les sopranos Álfheiður Erla Guðmundsdóttir et Emily Dilewski se distinguent dans bien d’autres sections de cet opéra performance, où elles déploient des voix à la fois douces et perçantes avec force endurance et clarté, rythmique et vocale. La première livre notamment au public des vocalises limpides au timbre délicat et soutient les graves comme les aigus avec agilité et assurance.
La violoniste Diamanda Dramm prend place sur scène pour Trial 1 « Mr. Bojangles », s'immergeant dans le décor et ses recoins, s'y déplaçant tout en jouant. Elle accompagne tantôt les voix parlées, tantôt le chœur, tantôt les sopranos, puis elle prend le lead avec des passages solistes amenés et surtout réitérés dans une endurance hors du commun.
Six interprètes anglophones se partagent entre la scène et les gradins. Accompagnés de temps à autre par deux chèvres, ils déambulent parmi le public et prononcent les phrases du livret parfois en playback (avec des petits haut-parleurs autour du cou). Ils reproduisent avec grande maîtrise un travail de rythmicité de la parole. Leurs interventions sont accompagnées par des sons diffusés divers et variés, tels que des sonneries de téléphones, des bruits de respiration, des bêlements de chèvre...
Ixchel Mendoza Hernàndez chorégraphie les gestes des interprètes : de très longues séquences gestuelles répétées en boucle font écho aux boucles sonores et font signe vers l’univers rituel. La chorégraphie est parfois poussée à l’extrême : dans une séquence notamment, les interprètes en proie à des respirations rythmiques et comme surnaturelles font longuement contracter leurs corps dans des spasmes presque douloureux.
Dans une fosse du décor, le virtuose Ensemble Phoenix Basel comprend deux claviers-synthé, une clarinette basse, deux saxophones, deux flûtes et un piccolo. Le chef d’orchestre André de Ridder montre un geste extrêmement précis et une maîtrise de sa destination vers le chœur et les chanteurs dans l’espace scénique, pourtant constamment troublé par la rotation quasi ininterrompue de la scénographie. Le chœur de l'Ensemble vocal Basler Madrigalisten présent dès le début à l’intérieur de la scénographie tournante, forme un ensemble cohérent qui se mélange parfaitement avec le son des instruments de l’orchestre, comme il se fond dans le décor.
Après ces trois heures et demie de sons et lumières ininterrompus, le public applaudit enthousiaste les très nombreux artistes qui ont contribué à rendre cette œuvre absolument et toujours autant fascinante.