Au Verbier Festival, Wozzeck ne laisse pas de glace
Comme tous les ans, la musique a repris ses droits sur les hauteurs du canton du Valais, qui a vu passer les plus grands chanteurs et instrumentistes depuis la création du Verbier Festival en 1994. Cette 30ème édition ne déroge pas à la règle avec, au rayon voix, des noms tels que Véronique Gens, Freddie De Tommaso, Bryn Terfel, Renée Fleming, Benjamin Bernheim, Thomas Hampson et même Barbara Hendricks, étoiles lyriques depuis longtemps au firmament et notamment venues briller lors d’un gala célébrant les trois décennies de ce Festival. Et qui, pour l’heure, approche de la conclusion de son édition 2023 en proposant comme toujours un opéra, en version de concert... ou presque.
Cette année (outre The Rake’s Progress, en guise d’ultime spectacle), place est ainsi faite au Wozzeck d’Alban Berg, œuvre dont une version fragmentaire avait été donnée voici quinze ans ici même, mais que le public de Verbier peut cette fois retrouver dans son intégralité. Et s’il est ici question d’une mise en espace signée Tim Carroll qui, minimaliste, consiste surtout à bien orchestrer les entrées et sorties des personnages sur le devant de scène pour éviter embouteillages et croisements intempestifs, le public retiendra davantage les animations graphiques qui tiennent lieu d’éléments de scénographie. Signées Martin Kuhn et Roger Krütli, avec l’appui de la mécène Aline Foriel-Destezet pour la conception vidéo (laquelle s’était déjà illustrée ici dans ce même rôle l’an passé pour Don Giovanni), ce décor de fond de scène fait ainsi défiler différents tableaux, tous voués à accompagner et donner du relief à cette intrigue qui n’est qu’une inexorable course vers les ténèbres. Nulle question de lumière et de teintes rayonnantes donc dans ces peintures imaginées par Roger Krütli, qui évoquent La Nuit étoilée de Van Gogh ou Le Cri de Munch, et qui figurent alternativement une froide place de village, une lande angoissante ou encore une chambre sans âme, le tout marqué par des teintes de bleu et de rouge qui annoncent déjà le lac où viendra finalement couler le sang. Des tableaux à l’effet visuel autant que narratif, qui offrent pertinemment de donner un relief scénique au spectacle. D’autant que paraissent aussi sur ces projections peintes les incarnations des personnages en version poupées d’argile, avec leurs gestes mécaniques et leurs mines spectrales, donnant à ces mésaventures de Wozzeck un côté film d’animation plus porté par la volonté de suggérer (l’oppression et la noirceur) que de figurer. De l’abstrait en somme, au service d’une efficacité scénique très concrète.
Un casting homogène au service du drame
Concrète et limpide, l’homogénéité du plateau vocal l’est tout autant. Initialement confié à Matthias Goerne (finalement absent pour « raisons médicales »), le rôle-titre est finalement endossé par le charismatique Bo Skovhus. Dans un costume noir de circonstance, le visage grave et fermé (il ne sourira qu’à l’heure de la mort de Marie), le baryton danois est un Wozzeck saisissant, dramatique, décrivant une fragilité et une confusion mentale toujours plus manifeste à mesure qu’il se trouve moqué, manipulé, et finalement poussé dans les abîmes de son propre tourment intérieur. La voix oscille entre style parlé et chanté sur un fil solide qui donne à entendre, dans les passages les plus expressifs, une ligne aussi sonore que large d’amplitude, déclinant une palette de nuances et de couleurs qui, fussent-elles majoritairement sombres, participent aussi activement de la peinture de la funeste intrigue.
En Marie, Camilla Nylund use avec maîtrise de toutes les palettes de la soprano dramatique : voix ample et sonore, aigus vaillants et pénétrants, et endurance pour soutenir toute l’exigence vocale et dramatique du rôle. Jusqu’à sa mort, cette Marie, portée par l’engagement total de son interprète, se montre pleinement habitée par la crainte et le fatalisme.
L’autre rôle féminin, celui de Margret, revient à Adèle Charvet qui en sert les intérêts avec sa voix au timbre ardent, ce grave mordant, et cette aisance d’émission du meilleur effet dans cette incarnation d’une forme d’hardie impertinence (qui détonne dans cet environnement de noir et de froid).
Le rôle du Tambour-Major est porté par l’expérimenté Christopher Ventris, qui n’a guère besoin de forcer son talent pour habiter son personnage. Il y a la voix, bien sûr, toujours aussi vive et énergique en émission, nantie d’une indéniable science de la diction, mais aussi cette manière, confondante de naturel, de porter haut les traits de caractère de son personnage, fier et odieux, aussi cru dans ses façons d’être que de dire : une sorte de Don Juan sans même la classe ni la stature, et qui sait ici se faire détestable, donc pleinement crédible.
Le rôle du Docteur semble coller à la peau d’Albert Dohmen, lointain sosie du « Doc » de Retour vers le Futur, qui use ici savamment d’un instrument de baryton-basse vaillant et aux graves rondement creusés. Gerhard Siegel dessine lui un Capitaine railleur et sermonneur, avec une voix de ténor mature qui sait se faire sonore et aller chercher dans l’aigu (de tête ou à pleine voix) pour mieux faire régner une risible morale. L’Andres de Sam Furness dégage une indéniable présence scénique, mais aussi une voix bien projetée au médium nourri.
En artisans, Matthieu Toulouse et Felix Gygli sont des seconds rôles loin d’être cantonnés à l‘ombre. Le premier, dans la foulée de son interprétation aixoise, se distingue par sa voix de basse chaude au vibrato nourri, quand le second, membre de l'académie lyrique du festival, use avec assurance d’un baryton à la noble émission. Christopher Willoughby est enfin un fou au ténor souple et incisif, qui vient sentir le sang sur fond de bal apocalyptique.
Placé sous l'impeccable direction de Lahav Shani, aux mouvements de baguette sûrs et explicites sans jouer d‘une gymnastique excessive, les jeunes musiciens du Verbier Festival Orchestra s’accommodent remarquablement de la rigueur de la partition. De cette œuvre certes atonale, les pupitres parviennent aussi à restituer le lyrisme et la poésie, notamment dans ces interludes faisant la transition entre les différents tableaux, avec des crescendi de cordes toujours plus angoissants, et des cuivres et percussions dessinant une atmosphère toujours plus menaçante et orageuse. La scène du bal, où se forme en fond de scène un petit ensemble réunissant accordéon, violons et clarinettes, n’est qu’une courte oasis de fantaisie dans un désert d‘accablement.
Le chœur (l'Oberwalliser Vokalensemble) remplit aussi bien son office pour vanter les mérites de la chasse que pour imiter les fantômes à bouches fermées. Enfin, les quatre enfants venus au crépuscule faire la ronde sur scène à renfort de « hop ! hop ! », signifient que, malgré la mort, la vie devrait continuer avec cette innocence qui est ici le seul refuge à la cruauté ambiante.
À la fin du spectacle, il faut quelques secondes au public pour reprendre ses esprits et applaudir chaleureusement cette captivante représentation.