La Carrière d'un libertin sur la table d’opération du Teatro Colón
Créé en 1951 puis donné au Teatro Colón en 1959, 1977 et en 2001, La Carrière d’un libertin y revient, dans cette dernière version où officiait déjà Alfredo Arias comme metteur en scène, il y a 22 ans.
Sous les feux de la rampe : mise en scène picturale du théâtre des opérations
La conception scénique est épurée, du propre aveu d’Alfredo Arias. Les six lieux présents dans le livret de W. H. Auden et Chester Kallman sont ainsi réduits à un décor unique, un amphithéâtre d’anatomie (où les cadavres étaient disséqués en public du XVIe au XVIIIe siècles). D’abondantes références picturales ont nourri l’imaginaire scénique, à commencer par des gravures d’époque représentant ce lieu si singulier et la fameuse Leçon d'anatomie du professeur Tulp de Rembrandt (tandis que l’opéra de Stravinsky, composé en tableaux, trouve son titre original et sa source dans une série de huit toiles et huit gravures exécutées par William Hogarth). Si le choix du théâtre anatomique permet de disséquer métaphoriquement le Mal, d’en diagnostiquer les origines et d’en autopsier les conséquences, ce lieu original et sobre, mais qui impose par ailleurs des situations trop statiques et figées, n’est pas toujours exploité comme il aurait pu l’être. Le lupanar de Mother Goose (Mère L’Oie) devient ainsi un amphithéâtre potache, certes festif et carnavalesque (tout le monde reste habillé de costumes très chatoyants signés de Julio Suárez), mais où la détente reste loin de la débauche. Même la table de dissection, pourtant au centre des opérations, n’est pas explicitement exploitée pour exposer davantage les instincts du libertin Tom Rakewell (dont le nom signifie « Bien Débauché »). Le résultat reste ainsi très loin de l’ambiance du libertinage anglais, telle qu’elle est par exemple décrite sous le règne de Charles II d’Angleterre dans le film de Laurence Dunmore : Rochester, le dernier des libertins (2004). En outre, ce lieu n’offre pas du tout la polyvalence nécessaire pour traduire géographiquement l’errance de Tom et se heurte à la compréhension du livret. Les variations lumineuses (Matías Sendón), pourtant assez esthétiques, n’y changent rien. Celles-ci ne suivent même pas les heures indiquées par l’horloge qui, trônant au-dessus de l’amphithéâtre, a l’esprit de contradiction comme dirait Ionesco : elle s’arrête à 4H00 du matin après une nuit folichonne alors que le soleil extérieur semble déjà au zénith tout comme ses aiguilles peuvent, à l’envi, tourner à l’envers. Mais peut-être y a-t-il ici volonté de signaler un dérèglement des mœurs.
Direction d’orchestre : de l’obscurité des tréfonds à la pleine lumière
Après une prestation hors du commun pour la Symphonie n°2 de Mahler mise en scène par Castellucci à Buenos Aires, le célèbre chef suisse Charles Dutoit, spécialiste de Stravinsky, mène l’Orchestre permanent du Colón avec une rigueur et une précision sans faille à l’attention de chacune des familles d’instruments, si ce n’est quelques passages où le volume de la fosse couvre celui des chanteurs qui, il est vrai, sont parfois insuffisamment audibles. Les nuances de style sont habiles, les imitations de compositeurs anglais baroques savoureuses, les couleurs de l’orchestre tantôt sombres et obscures, tantôt pétillantes et festives. La musique se fait la traduction du drame dans toutes ses épaisseurs, sans message instrumental lénifiant ou stéréotypé.
Shadow dans l’ombre de Shadow
C’est une opération d’urgence et à haut risque qui se joue lors de cette représentation chez les chanteurs : le baryton anglais Christopher Purves, censé interpréter l’inquiétant et tentateur Shadow (l’Ombre en anglais) qui pousse Tom au vice, est bien présent en scène, jouit de toute sa mobilité (et il est acteur habile) mais ne peut chanter ce soir-là, pour des raisons « de force majeure » indique le microphone juste avant le lever de rideau. Le locuteur précise qu’une doublure, l’Argentin Gustavo Gibert (entendu dans La Bohème et Viva la mamma!), chante son rôle. Celui-ci est positionné derrière un pupitre, côté cour. Sa présence est malheureusement très visible et rompt complètement l’illusion théâtrale alors qu’il aurait pu être placé plus en retrait. Tous deux assurent un spectacle dans le spectacle. Si la synchronisation des gestes et des paroles chantées semble très correctement effectuée, le volume sonore de la doublure argentine est très insuffisant. Sa voix, mal préparée puisqu’il s’agit d’un remplacement en urgence, semble éteinte, sans relief ni profondeur, alors que le timbre obscur correspond pourtant assez au personnage de Shadow. Sa concentration et son application à exécuter une partition délicate, venant sauver la représentation, sont néanmoins à saluer.
Clartés vocales : entre monde anglophone et Argentine
L’Américain Ben Bliss incarne le libertin Tom Rakewell. Sa ligne de ténor est haute et claire. Les projections, élégantes, pourraient être plus puissantes mais autorisent toutefois des élans langoureux et suaves.
Sa compatriote, la soprano Andrea Carroll, chante Anne Trulove (« Amour véritable »), fiancée de Tom, avec une précision chirurgicale. Sa voix, limpide et lumineuse, est agile comme un scalpel : sa facilité dans les notes les plus aiguës et l’exécution de sauts d’octave impressionne. Les courbes vocales qu’elle dessine sont pures, à la fois ingénues et sensuelles, malgré un léger manque de volume ponctuellement.
L’Irlandaise Patricia Bardon complète les premiers rôles dévolus à des anglophones. Sa voix de mezzo haute perchée, solide et homogène, se prête avec malice et souplesse aux facéties de son personnage, Baba la Turque, femme à barbe.
Du côtés des Argentins, Trulove, père d’Anne, est interprété avec vigueur et beaucoup de rondeur et d’amplitude vocales par le baryton Hernán Iturralde (apprécié dans des répertoires variés : Monteverdi, Haydn, Berlioz, Strauss et Berio). Sa prestance théâtrale rehausse des qualités vocales exploitées avec force et convictions, en particulier dans le duo final avec sa fille d’où se dégage une belle harmonie.
Alejandra Malvino, qui interprétait déjà ce rôle en 2001 (ainsi que dans celui de Miss Betty, dans Le Bal d’Oscar Strasnoy), est Mother Goose, la tenancière de la maison close. La chaleur du timbre de son mezzo et son caractère affable et généreux, riche en harmoniques, donne vie et couleurs à son personnage.
Le ténor Darío Schmunck (Sellem), qui a brillé naguère dans Les Illuminations de Britten, possède une voix souple et diaphane. Les projections, servies par une prononciation ouverte et audible, sont agréables et linéaires tout en restant homogènes.
Le baryton Alejandro Spies, intervenant souvent sur ces mêmes planches (pour Monteverdi, Offenbach, Menotti ou encore Rachel Portman) incarne le Gardien de l’asile (où se trouve enfermé Tom). Sa voix, légère mais spartiate, demeure stable et posée avec assurance.
Enfin, le Chœur maison dirigé par Miguel Martínez se remarque vocalement par sa brillance, son éclat et un volume conséquent tout en assurant une fonction théâtrale vitale.
Entre ombres et lumières, c’est dans ce clair-obscur baroque que cette production du Teatro Colón se résume, parfois bien malgré elle, à l’anatomie d’une représentation qui a eu le mérite d’avoir été maintenue en vie. C’est en ce sens qu’elle est applaudie avec enthousiasme, clairvoyance et générosité.