Parsifal magique au Montjuïc à Barcelone
Une représentation de Parsifal à Barcelone prend par essence une dimension historique particulière, davantage encore pour une année comme 2023, 140 ans après la mort de Wagner et 110 ans après la première de l'ouvrage dans la maison barcelonaise, et par là même d'une forte manière, dans le monde.
Le testament lyrique et philosophique de Richard Wagner, Parsifal est un opéra créé en 1882 à Bayreuth et pour Bayreuth, un an avant la mort du compositeur. Composé pour l’acoustique et la disposition inédite-immersive de ce Festspielhaus, cet opéra nommé “festival scénique sacré” (Bühnenweihfestspiel) devint l’œuvre clé d’un nouveau culte wagnérien avec le Palais des Festivals pour temple et ses festivaliers en guise de pèlerins, grimpant la Colline verte, aussi nommée la “Colline sacrée”. Cette expérience sonore et spirituelle unique fut préservée par une application stricte du souhait testamentaire du créateur (et du droit d'auteur) d’avoir une exclusivité tricennale sur toute représentation de Parsifal : dans son lieu de création. À l’exception d’une poignée de maisons en faisant fi, notamment New York et Amsterdam (les États-Unis n'étaient alors pas signataires de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, contrairement aux Pays-Bas), c’est à Barcelone que revint l’honneur de présenter pour la première fois Parsifal en dehors de Bayreuth après ses 30 ans d’interdiction, sans attendre d'ailleurs une seconde : profitant du décalage horaire pour jouer l'opéra au moment du Nouvel An 1914, heure de Bayreuth.
La production de Claus Guth (créée en 2011) propose également une vision qui traverse les siècles, mais en s’éloignant du mysticisme religieux au profit d’une vision humaniste et civilisationnelle. Son Parsifal de Montjuïc est Hans Castorp, personnage de La Montagne Magique (roman publié par Thomas Mann), un héros “fol et pur” en quête de Graal, au milieu, non pas d’un sanatorium, mais d’un hôpital de guerre. Car l’action est placée au début de la Première Guerre mondiale, résonnant avec la période d’entrée de Parsifal au répertoire du Liceu et plus encore avec la rédaction du roman de Thomas Mann qui s’achève justement avec la plongée violente dans la Grande Guerre. La transposition est soigneusement pensée et réalisée en trois temps : tout d’abord en temps de guerre (premier acte), puis la reconstruction et l'exubérance post-guerre (deuxième acte) et puis l’époque de destruction et la montée du nazisme (troisième acte), dont témoigne le plateau en ruine. La lecture de Guth est complexe et englobe de nombreux sujets, tels que le conflit familial dans la dynastie de Titurel et Amfortas, avec Klingsor comme troisième membre, déchu (un clin d'œil aux Buddenbrooks, roman de jeunesse qui obtiendra à Thomas Mann le Prix Nobel), entre l’éveil et la torpeur des consciences individuelles et collectives, l’amour et la guerre, la culpabilité et la compassion. Son déploiement du temps et de l'espace est représenté par un plateau tournant (réalisé par Christian Schmidt), un palace à deux étages aux multiples pièces perméables, habitées et arpentées par les personnages. Claus Guth insuffle ainsi beaucoup de rythme, de mouvement et d’animation à cet opéra philosophique, connu pour sa "lenteur" méditative. Les costumes aux chapeaux haut-de-forme trouvent un écho avec son Lohengrin créé en 2012 à La Scala et donné à Bastille, restant dans la continuité de cette cohésion des deux œuvres wagnériennes.
Le ténor autrichien Nikolai Schukoff incarne le rôle-titre d'une voix lumineuse et volumineuse, immaculée dans l’expression. La prosodie est bien en place, la projection droite et puissante. Dans le finale de cette trilogie d'actes contant l’avènement du nazisme, il finit le spectacle sur une note ambiguë, devenant un officier (rappelant le dénouement du film Les Damnés de Visconti et son héros Martin von Essenbeck).
René Pape incarne Gurnemanz, l'un de ses rôles de marque. Ici en prêtre, il déploie pleinement sa ligne soyeuse et maîtrisée, teintée d'un timbre succulent et rond. Elle s’épanouit dans le registre médian, quoiqu’il soit légèrement couvert par l’orchestre aux bords de sa tessiture. Le phrasé est expressif et la précision immuable, tant dans l'intonation que la prononciation, encore et toujours impressionnante.
Elena Pankratova chante l’enchanteresse Kundry avec beaucoup de conviction dramatique, appuyée à une gamme large et étoffée dans les graves. Les aigus brillent dans une émission dosée et stable, nullement encombrée de vibrato, au service du phrasé. Le ton est doux et pur, impeccable en doublures avec les cordes.
Matthias Goerne (Amfortas) est annoncé souffrant en début de soirée. Le timbre est touffu et bien sombre dans l’assise, avec une projection qui ne manque pas de force. Cependant, le rhume est palpable dans la nasalité du son, ainsi qu’au phrasé, écourté et essoufflé, notamment dans les aigus. La prosodie reste un point fort de sa prestation, malgré un vibrato prononcé qui nuit à sa clarté.
Evgeny Nikitin, qui participait à cette production à Madrid en 2016, revient dans le rôle de Klingsor avec une plus grande maturité vocale. Sa ligne dramatique et mélodieuse se projette bien et droit, en toute élégance à l’image de son personnage, ici représenté en homme de la haute société. La force vocale s’effrite dans les zones limitrophes, à la différence du médium où la plénitude sonore est entière, où la justesse n’est jamais mise en cause.
Paata Burchuladze est un Titurel vieillissant et grincheux, figure mourante issue du monde cinématographique. Dès sa première note, le vibrato démesuré saute au premier plan, au détriment de l'équilibre vocal. Sa basse charnue et dramatique dégage une obscurité propre au personnage qu’il incarne, mais la voix manque de soutien, notamment lorsqu’il chante sans orchestre.
Dans les rôles secondaires, les deux chevaliers -ici docteurs-, se présentent en voix complémentaires, celles de la basse touffue mais tremblante de Felipe Bou et celle au lyrisme irradiant mais pas assez soutenu du ténor Josep Fadó. Le même équilibre se transpose parmi les écuyers, avec le soprano souple et léger de Cristina Toledo se joignant au mezzo charnu de Clare Presland. Marc Sala en quatrième écuyer chante lestement d’une voix aiguë et élancée, alors que son homologue Facundo Muñoz s’avère plus sonore et net dans son expression.
Les six filles fleurs, les sopranos Isabella Gaudí, Núria Vilà, Mercedes Gancedo, Sonia de Munck et les mezzos Tànit Bono et Marifé Nogales, douces et séductrices telles des sirènes provenant des Années Folles, enveloppent Parsifal de leurs bras longs et par leurs voix élastiques, murmurant à l’oreille l’appel suave Komm! Komm! (“Viens, viens…”). Leur rapport vocal s’avère proportionné et convaincant tant dans les numéros choristes qu’en petits airs solistes.
Le directeur musical de la maison, Josep Pons conduit le grand effectif orchestral et choral du Liceu avec un tempo choisi, moyen et bien dosé. L'ouverture est pétrie d’élégance et finement nuancée, notamment les cordes qui tissent des unissons puissants. Les solos instrumentaux trouvent leur place dans cette dense dentelle sonore, les cordes et les harpes évoquant par exemple le cygne mourant. Le chœur des femmes depuis les coulisses chante l’amour de Dieu avec douceur et précision, quoique l’expression manque de relief. Les hommes en revanche (chevaliers du Graal) transmettent l’esprit belliqueux grâce à un phrasé rythmé et héroïque, dans les graves étoffés comme dans les aigus poitrinés et rayonnants de ténors.
Le public enthousiaste du Liceu salue longuement et bruyamment les artistes, les rappelant au rideau, avant de souhaiter à l'Orchestre et au chef un bon voyage à Paris pour un concert qui va bouleverser l’Opéra Bastille.