Didon et Énée sur les routes de l’exil au Conservatoire National de Paris
Selon le chef Leonardo García Alarcón, Didon et Énée de Purcell est l’œuvre idéale pour des étudiants de par sa concision, sa richesse expressive et sa propension à créer un esprit de troupe (l’opéra fut d’ailleurs fait pour et par les élèves d’un pensionnat de jeunes filles). Ce projet annuel permet aux étudiants d’aborder leur métier tout en étant encadrés par une importante équipe pédagogique incluant plusieurs départements : disciplines instrumentales et vocales, musique ancienne, chœur et orchestre du conservatoire. Il est également porté par deux personnalités artistiques fortes, Leonardo García Alarcón et Marc Lainé, tous deux étant engagés dans la transmission et la pédagogie (le premier enseignant à la Haute École de Musique de Genève et le second à l’École nationale supérieure des Arts et Techniques du Théâtre à Lyon ainsi qu’à l’École de la Comédie de Saint-Étienne).
Dans sa mise en scène, Marc Lainé raconte "une histoire vraie, d’amour, d’exil", et transpose Didon et Énée dans l’actualité tragique des réfugiés. Énée, ayant fui Troie en ruine, erre sur les mers et trouve refuge à Carthage dans un Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile tenu par Didon secondée par Belinda. La magicienne et les sorcières, emplies de désirs de chaos, représentent l’administration et des employées obtuses et inhumaines. « Face à un contexte géopolitique marqué par les questions migratoires, la transposition s’est imposée avec la force de l’évidence. Et je crois que nous sommes nombreux à ressentir la nécessité de faire résonner cette crise immédiatement avec nos pratiques. »
Le prologue de l’opéra, perdu, est réinventé à partir de pièces de Purcell parlant de voyages, de mers et de tempêtes (bon nombre sont extraits du semi-opéra The Tempest). Ainsi ce nouveau prologue permet-il d’évoquer l’histoire d’Énée avant son arrivée à Carthage, narration soutenue par la création vidéo de Baptiste Klein montrant des villes détruites (guerre de Troie), des embarcations de fortune, des camps de réfugiés, quand elle ne transforme pas l’écran pour les surtitres en caméra de vidéo-surveillance. Une caméra mobile filme également les solistes en direct, le metteur en scène étant passionné par les visages et les corps des chanteurs: « Traiter ces corps musicaux, ces corps inouïs, hors du commun et les révéler dans leur nature sublime et presque surréelle. Et retrouver ainsi, peut-être, le merveilleux, le surnaturel du chef-d’œuvre de Purcell. » Cet ajout d’un prologue présente également l’avantage d’inclure des chanteurs supplémentaires au projet, Didon et Énée ne comportant que deux rôles masculins.
Les costumes quotidiens d’Alice Duchange et les quelques tables, chaises et lits superposés du décor (évoquant un foyer, un dortoir et un bureau) achèvent l’ancrage de cette histoire mythique dans l’actualité brûlante. Seul le dispositif lumière de Kevin Briard cernant tous ces éléments stimule l’imaginaire du public.
À la froideur du plateau répond la musique de Purcell, expressive et flamboyante de couleurs. « Il n’y a rien de plus puissant que la musique. Elle contient tout, elle dit tout » affirme le metteur en scène, soucieux d’en conserver la prépondérance. Sur ses pas, Leonardo García Alarcón s’inscrit dans cette idée d’intemporalité de la musique ancienne. Celle-ci, de par les émotions qu’elle délivre et les liens qu’elle entretient avec les musiques populaires du monde entier, est à même de bouleverser tous les publics (connaisseurs ou non), du XVIIème au XXIème siècle. Le chef dirige ses troupes de son clavecin d’où il peine à rester en place tant il les galvanise. Les instrumentistes répondent à sa direction inspirante dans une cohérence impressionnante aussi bien lors de danses endiablées que pour des pages plus intimes parcourues de suspensions expressives.
Hormis les deux rôles-titres, tous les chanteurs solistes interviennent également dans le chœur, ce qui lui confère un son d’ensemble riche et éclatant. Tous sont également investis scéniquement grâce à un travail méticuleux sur chaque personnage.
La basse Kevin Arboleda en appelle aux vents destructeurs d’un timbre solide. Si ses vocalises peuvent manquer quelque peu de définition, ses apostrophes impressionnent. La mezzo-soprano Madeleine Bazola-Minori en appelle, elle à la clémence d’Éole de son timbre chaud et consolateur préservant la précision des phrases mélismatiques. Rejointe par le baryton Charles Fraisse, ils marient ensemble leurs timbres délicats, l’intensité surgissant, transformant le dernier air du prologue en un hymne à l’humanité et à l’amour.
Pierre-Yves Cras s’amuse à jouer le personnage politique se faisant prendre en photos aux côtés des réfugiés. Sa voix de basse possède la puissance de son personnage (Neptune) et il la module subtilement lorsqu’il déclare son amour indéfectible à Amphitrite.
Le contre-ténor Virgile Pellerin interprète le fameux « Cold Song » extrait de King Arthur, dans une scène bouleversante, évoquant le tableau de Géricault, Le Radeau de la Méduse. À l’instar de la fumée sur le plateau, sa voix émerge dans une douce supplication et son aisance à l’intensifier fait entendre des crescendi à faire frissonner l’auditoire. Sa présence scénique interpelle lorsqu’il incarne la magicienne (rôle réparti sur deux interprètes) et il joue avec la nasalité de son timbre dans une émission débridée. Sa moitié est interprétée par la mezzo-soprano Marion Vergez-Pascal qui n’est pas en reste vocalement et scéniquement, sa voix imposant l’écoute et son jeu révélant le personnage strict et revêche.
Les deux sorcières, Sara Brunel et Candice Albardier rivalisent d’idées ingénieuses pour créer le chaos sur scène. Leurs voix, souvent nasillardes, en font deux sorcières pestes peu fréquentables. Elles interviennent néanmoins dans le chœur avec des voix tout à fait équilibrées et résonantes.
Le ténor Lucas Pauchet assure le bref air du marin d’une voix sonore et aisée et la mezzo-soprano Camille Bauer donne toute l’intensité de l’air racontant la terrible histoire d’Actéon de sa voix puissamment projetée.
Le timbre corsé, riche en harmoniques aigus de la soprano Apolline Raï-Westphal convient au rôle de Belinda, figure positive de l’opéra. Fidèle compagne de Didon, elle l’encourage dans son histoire d’amour avec Énée, avec agilité et un engagement scénique pétillant. Son accroche est solide mais peut cependant s’accompagner d’une certaine stridence lorsqu’elle retient son vibrato sur des sons intenses.
Lysandre Châlon est un Énée héroïque et sensible à la fois. Sa voix puissante de baryton-basse en impose notamment lorsqu’il menace les Dieux. Il la contient aussi dans des nuances suaves, ses plaintes se faisant irrésistibles de tendresse.
Solène Laurent prête sa voix de mezzo-soprano au personnage tourmenté de Didon. Elle chante sa langueur amoureuse d’une voix contenue, juste sur la résonance avec des graves marquants de présence et de rondeur. Elle atteint les notes aiguës sans force, perdant toutefois la vibration ce qui entraîne quelques soucis de justesse. Elle émeut par sa retenue dans son dernier air, peinant cependant à préserver la rondeur sur les supplications projetées « Remember me ».
L’opéra s’achève, non pas avec le suicide de Didon après le départ d’Énée qui aurait obtenu son statut de réfugié à Rome, mais avec sa démission et son départ du centre : un suicide symbolique, professionnel et social. Sitôt les dernières notes évanouies, les applaudissements retentissent aussi puissamment que l’émotion ressentie par le public tout au long de la soirée.