Sahy Ratia : « Premier ou second rôle, toujours corps et âme »
Sahy Ratia, comment avez-vous découvert le chant lyrique sur votre île natale de Madagascar (avant de rejoindre la France et le Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris) ?
C’est arrivé grâce à Holy Razafindrazaka, élève de celui qui deviendra mon professeur de chant, Pierre Catala : elle a fondé à Madagascar une petite école de musique (l’association Laka) destinée à la découverte de l’opéra. Pierre Catala est venu y donner une masterclass et c’est donc là que je l’ai rencontré. Il m’a convaincu de venir à Paris pour faire des études au Conservatoire du XVIe arrondissement. Je n’avais pas d’intérêt particulier pour le chant lyrique avant cela et je ne savais même pas que je pouvais chanter ainsi. C’était à la fin de mes études et je me demandais ce que j’allais faire, alors j’ai décidé de foncer et j’ai accepté. J’ai passé deux ans au Conservatoire du XVIe et Pierre Catala a tout de suite voulu que je passe le CNSM après.
Comment se sont déroulées vos études au CNSM ?
Tout s’est très bien passé, même si j’étais un peu comme dans la classe de « Défense contre les forces du mal » dans Harry Potter, parce que tous mes professeurs sont partis après un an et que je n’ai donc jamais eu de professeur fixe. Mais j’ai réussi à faire un petit mélange de tout ce qu’ils m'ont apporté, à faire quelque chose de compact au niveau de la technique vocale et à créer ma technique personnelle.
Comment avez-vous découvert l’Atelier lyrique Opera Fuoco et qu'est-ce qui vous a donné envie d'y candidater ?
Un de mes amis y passait une audition et me l’a conseillé. Ils cherchaient à ce moment-là un ténor pour une production avec Eric-Emmanuel Schmitt et Nicolas Bacri qui s’appelait Così fanciulli. Avec eux, j’ai fait beaucoup de choses et nous sommes même allés à Shanghaï pour Alcina –c’était un très beau concert. Così fanciulli m’a aussi apporté beaucoup : vivre une véritable création sur scène, c’est quelque chose d’indescriptible -surtout au Théâtre des Champs-Élysées, où c’était ma première fois. Je n’avais pas forcément beaucoup d’expérience sur la scène et cela m’a permis de nourrir encore plus ce jeu de comédien que je devais avoir, de m’exercer sur le terrain, d’autant plus que c’était une création et donc, encore plus de pression.
J’y ai aussi abordé d’autres œuvres comme L’Elixir d'amour et, quand on est étudiant, l'aborder sur scène, c’est magique : comme si déjà, le plaisir venait de lui-même. Ça nous pousse à nous surpasser, à vouloir donner encore plus, ça anime ce désir d’aller encore plus loin.
J’ai également pu suivre des masterclass de Véronique Gens et Laurent Naouri, qui m’ont tous les deux apporté beaucoup de choses que j’ai vraiment gardées dans ce que je fais en ce moment, en particulier dans l’interprétation : avec Véronique Gens, c’était le fait de vraiment goûter ce qu’on dit, de raconter, de transmettre ce qu’on chante, et avec Laurent Naouri, c’était pareil : incarner ce que je ressens du personnage, pas seulement ouvrir la bouche et chanter. Aller au fond des choses et comprendre qui est ce personnage. C’est parfois presque plus efficace que les cours car ayant peu de temps, on va droit au but, directement dans le vif du sujet, au lieu de décortiquer pas à pas pendant un an.
Vous avez été, en 2019, Révélation Adami. Qu’est-ce que cela a signifié pour vous et vous a apporté dans votre carrière ?
C’était la première fois que je recevais une telle reconnaissance. Je ne saurais pas comment décrire mon impression à ce moment-là : tout se mélangeait. Mais c’était une véritable fierté d’avoir été lauréat. Au niveau de ma carrière aussi, ça m’a donné beaucoup plus de visibilité et a poussé beaucoup de gens à me suivre.
Quels impacts ont eu les confinements et le Covid sur votre travail en tant que chanteur ?
C’était une mauvaise période : il y a eu beaucoup d’annulations, des reports, mais j’ai eu la chance d’avoir pu enregistrer le projet de La Dame blanche (nous n'aurons donc au moins pas fait tout ce travail pour rien). En ce qui concerne le travail, comme je ne pouvais pas pleinement faire sortir ma voix pendant le confinement, à cause des voisins, j’ai surtout fait des exercices corporels, des exercices de souffle, des exercices vocaux la bouche fermée. C’était aussi utile, parce que j’ai beaucoup plus de contrôle sur le souffle et le corps maintenant.
Qu’est-ce qui vous intéresse et vous attire dans vos deux grands répertoires, à la fois français (Bizet, Offenbach, Saint-Saëns…) et italien (Bellini, Donizetti, Rossini…) ?
Ce que je cherche, c’est le confort vocal et, dans le bel canto, je n’ai pas besoin de faire beaucoup d’efforts : je ne pousse pas du tout et je m’y sens à l’aise. Pour ce qui est du répertoire français, je suis un peu “touche à tout”, que ce soit des mélodies ou des opéras, mais je n’aborde pas encore ce que je ne dois pas toucher, je suis quand même raisonnable. Ma voix s’y trouve aussi très bien, naturellement placée. Je n’ai en plus aucun problème avec cette langue, puisque nous l’apprenons dès l’âge de quatre ans à Madagascar –et simplement, j’aime tout, j’aime tout le répertoire français !
Vous avez pris des rôles rares, comme le Prince Ramir dans la Cendrillon d’Isouard, Kornélis dans La Princesse jaune de Saint-Saëns, Facio dans le Fantasio d’Offenbach. Comment abordez-vous particulièrement ces rôles peu représentés ?
L’avantage d’aborder un personnage vraiment nouveau, c’est que n'ayant aucun exemple enregistré sur lequel m’appuyer, je construis ma propre manière de l’incarner. J’apporte un diamant brut et je laisse le metteur en scène le polir peu à peu. Quand au contraire, c’est un rôle déjà fait, je regarde beaucoup d’interprétations différentes et je fais un petit mélange de ce que j’ai vu, tout en ajoutant ma touche personnelle, comme en cuisine. Je m’inspire beaucoup de Nicolai Gedda, que j’aime beaucoup et, au niveau du jeu de scène, de Michael Spyres, qui est vraiment un modèle dans la façon d’incarner, de goûter ce qu’il chante. J’apprécie aussi beaucoup Cyrille Dubois. Dans tous les cas, je fais en sorte d’aller le plus loin possible et de devenir le personnage, du moins pendant le temps de la production.
Il m’est même arrivé d’aborder deux rôles dans le même opéra : pour La Belle Hélène j’étais Pâris au Théâtre de Saint-Gall et Ajax à Lille. Au niveau du caractère, ce ne sont pas du tout les mêmes et aller d’un Pâris assez extravagant, vantard, à un Ajax un peu brut de décoffrage, ce sont déjà deux manières très différentes de ressentir les choses. Ajax est aussi un peu plus grave et nécessite d’être un peu plus sur le corps, alors que Pâris est plus naturel. Prendre les deux rôles, c’est complémentaire et cela aide à trouver ici ce qu’on ne trouve pas là, dans la même œuvre.
Comment vous investissez-vous dans des rôles plus en retrait (comme le Remendado dans Carmen que vous avez chanté avec Opéra en Plein Air ou Goro dans Madame Butterfly à Montpellier) ?
Toujours à fond. Que ce soit un premier ou un second rôle pour moi, je me donne toujours corps et âme, et si je n’incarnais pas le personnage comme cela, je n’y arriverais même pas. Ce n’est pas parce qu’il y a moins de pression que je dois faire moins : je ne dois pas me reposer sur mes lauriers. Chez Puccini, Goro était beaucoup plus dans le médium, mais il m’a permis de creuser techniquement les graves et de chercher vraiment dans mon corps comment je pourrais les faire sonner.
En parlant de Michael Spyres, vous avez été sa doublure dans Le Postillon de Lonjumeau à l’Opéra Comique, ainsi que celle de Philippe Talbot dans le rôle de George Brown, dans La Dame blanche (rôle que vous avez vous-même abordé) : que gardez-vous de ces expériences ?
C’est une pluie d’informations ! C’est l’occasion de s’investir en même temps que la personne, de faire et de connaître exactement les mêmes choses qu’elle, ce qui demande beaucoup plus de travail qu’en temps normal. Certes, nous sommes juste là, à observer, mais il faut vraiment un effort de mémoire incroyable. Cela m’a d’ailleurs permis d’aborder plus facilement beaucoup de choses : pour La Dame blanche, au niveau des interprétations, j’ai par exemple pris à Philippe Talbot quelques petits ornements qui m’ont plu, dont je me suis servi pour inventer ma propre recette.
Vous avez collaboré plusieurs fois avec le Palazzetto Bru Zane, notamment pour un diptyque autour de La Princesse jaune et de Djamileh de Bizet, ainsi que pour un concert autour de Reynaldo Hahn et des Années Folles. Que tirez-vous de cette collaboration, toujours active ?
J’ai adoré tout ce que j’ai pu faire avec eux, car je m’y sens heureux : c’est une manière d’aborder de façon profonde la musique française. Le concert autour des Années folles était magnifique, d’autant plus que c’était à Venise. Nous avons réussi à décortiquer des pièces rares, voire jamais entendues. Nous les avons analysées, mais aussi façonnées. C’est le genre de travail que j’adore faire avec la musique française et c’est pour cela que j’aimerais encore beaucoup collaborer avec eux, car leur projet colle parfaitement avec ce que je cherche : travailler sur des trésors perdus, des trésors enfouis, les déterrer et les remettre en forme.
Vous avez également chanté dans des mises en scène participatives, dont Rigoletto au Théâtre des Champs-Élysées. En quoi cela vous change-t-il par rapport aux mises en scène classiques ?
Il fallait être beaucoup plus joueur : la mise en scène nécessitait de bouger, sauter, danser. Je l’ai aussi surtout vécu dans L’Élixir d'amour participatif au TCE : j’insistais beaucoup plus sur le jeu d’acteur que sur le travail de chanteur, ce qui permettait aux enfants de comprendre aisément qui est Nemorino. Il fallait donc être le plus expressif possible pour transmettre cette émotion-là à des enfants qui ne connaissent pas vraiment l’opéra. C’était la même chose avec Robert le cochon à l’Opéra Comique, qui leur était aussi destiné : j’étais beaucoup plus dans le travail du corps, à faire des bruitages, des acrobaties sur scène et il fallait beaucoup plus d’endurance physique que vocale. À chanter, c’était plus proche du parler donc je devais donner dans le travail corporel, tout en transmettant au maximum.
Vous avez également incarné Don José dans la version comédie musicale Carmen Street à l’Aren’Ice de Cergy-Pontoise. Pouvez-vous détailler cette expérience insolite ?
C’était une belle expérience et j’ai pu incarner un Don José que, peut-être, je n’incarnerai jamais. Au niveau du chant, ils cherchaient quelque chose qui soit plus léger que l’opéra et ils ont donc fait appel à moi (d’autant plus que j’avais déjà fait West Side Story avec eux, également à l’Aren’Ice). Cela m’a permis de voir une autre facette du personnage : j’ai dû balayer tout ce que j’ai pu voir ou entendre du Don José très lyrique et recréer un Don José de comédie-musicale. Quant au lieu, il était très impressionnant, avec cette patinoire qui était une scène rien que pour nous.
L’été dernier, vous avez participé à la soirée Scènes émergentes aux Chorégies d'Orange, dans un concert au Palais des Princes. Pouvez-vous nous présenter cette initiative ?
Le principe est de faire entendre les jeunes espoirs dans les festivals, de faire découvrir les jeunes artistes à suivre pour que le public ne passe pas à côté. C’était magnifique, j’étais très content et c’était un grand honneur, parce que les Chorégies d’Orange, c’est un grand festival. C’est toujours important de se faire découvrir, surtout dans un cadre comme celui-là.
Vous avez donc touché à la comédie musicale, au bel canto, au répertoire français, mais aussi au baroque en octobre dernier pour Écho et Narcisse de Gluck en version concert à l’Opéra de Versailles avec Le Concert Spirituel d’Hervé Niquet et vous venez de participer au Grand Théâtre de Genève au Retour d'Ulysse dans sa patrie mis en scène. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces œuvres et ce répertoire ?
C’est surtout la manière d’interpréter qui m’intéresse, car dans la musique baroque, il y a beaucoup plus de règles à suivre, contrairement au bel canto où par exemple, pour les récitatifs, on nous dit de ne pas tenir compte des barres de mesure et d’y aller directement. Là, il faut que ce soit vraiment rythmique et donc précis. Nous avons de la liberté dans les ornements, si le résultat concorde avec le style. C’est intéressant pour moi, parce que ça me permet d’être un peu plus cadré et d’enrichir les recettes de ma cuisine. Comme j’ai déjà abordé Écho et Narcisse avant Le Retour d’Ulysse, je suis maintenant beaucoup plus préparé à ce genre de style : Le Retour d’Ulysse est beaucoup plus aisé, puisque Hervé Niquet m’a très bien initié aux récitatifs et aux arias baroques et maintenant, c’est devenu beaucoup plus évident.
Vous prendrez sous peu le rôle de Tonio dans La Fille du Régiment au Théâtre des Champs-Élysées, avec à nouveau Hervé Niquet. Comment pressentez-vous cette prise de rôle ?
J’ai à la fois hâte et un peu le trac : c’est un très grand rôle et, je pense, le plus grand de ma carrière. Un rôle qu’en plus je chanterai avec de grosses pointures. Mais j’ai tout de même hâte, parce que j’ai toujours voulu chanter cet opéra : je n’ai qu’une seule envie maintenant, c’est d’y être. Je le prépare toutefois comme tout autre rôle. En ce qui concerne les fameux contre-ut, je les ai faits pour m’amuser et ils sortent aisément (après, on verra ce que ça donne avec le trac !). Au niveau des aigus, comme je les ai toujours eus facilement, les professeurs ne m’y ont pas vraiment fait toucher : ce sont les graves et les médiums qu’on cherchait surtout à enrichir et j’ai fait beaucoup d’exercices de montées de graves aux aigus. Le voilà, pour moi, le défi de La Fille du Régiment : ce n’est pas tant les neuf contre-ut, que tout ce qui vient avant. Étant en plus un perfectionniste sur ce point-là, je ne peux pas me permettre de chanter modérément ce qui précède et tout garder pour les contre-ut.
Le public aura également l'occasion de vous entendre à l’Opéra Comique dans Zémire et Azor de Grétry, fin juin. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette nouvelle œuvre à aborder ?
C’est encore un de ces trésors enfouis qu’on a déterrés mais, pour le moment, je suis tellement concentré sur Donizetti que je n’ai pas encore eu l’occasion de m’y plonger complètement. J’étais cependant très heureux quand on me l’a annoncé : encore un opéra français tombé dans l’oubli qu’on refait émerger. Ce sera une nouvelle découverte pour moi et je pense que je vais m’amuser encore plus.
Cet été, vous serez aussi au Festival d’Aix-en-Provence, dans une version concert de Lucie de Lammermoor (en français), aux côtés notamment de Lisette Oropesa, Florian Sempey, Pene Pati et Nicolas Courjal. Comment abordez-vous ce rendez-vous, avec un tel casting ?
De la même façon que j’aborderai Tonio dans La Fille du Régiment. Mes collègues sont tous des pointures et j’essaierai d’être le plus efficace possible, ce qui me permettra de mieux me préparer et de pouvoir être avec eux. Le Festival d’Aix-en-Provence est aussi un cadre important, mais je suis content, parce que je sens que je monte encore et j’espère que ça va continuer.
Enfin, y'a-t-il des rôles que vous aimeriez aborder, des chefs avec lesquels vous aimeriez travailler et, de façon générale, quels sont vos projets à venir ?
J’aimerais beaucoup aborder Arturo dans Les Puritains et Ernesto dans Don Pasquale. Concernant les projets à venir, je vais refaire la saison prochaine le Mitridate que j’ai fait en Allemagne, en décembre dernier : ce sera à nouveau en Allemagne et toujours avec Marc Minkowski, qui fait partie de ces chefs avec lesquels j’ai eu l’honneur de travailler, comme aussi Laurent Campellone, François-Xavier Roth, Hervé Niquet...