Turandot enregistrée dans sa version d’origine à Rome
Il s’agissait d’une première pour le chef Antonio Pappano, lui qui (avoue-t-il en interview dans le livret d’accompagnement) s’était toujours montré réticent à diriger l’œuvre ultime de Giacomo Puccini. C’est dans sa version originale achevée par son contemporain moins célèbre Franco Alfano qu’il entreprend de jouer cette Turandot avec l’orchestre et les chœurs de l’Accademia di Santa Cecilia. Une première également pour cette partition n’avait encore jamais fait l’objet d’un enregistrement en disque (les chefs d’orchestres lui préférant en général la version revue par Arturo Toscanini, lequel a retranché pas moins de 100 mesures du duo final). L’exécution de cette pièce inédite appelle deux interprètes de haut niveau, rompus aux rôles dramatiques. C’est précisément ce que sont Jonas Kaufmann et Sondra Radvanovsky.
Antonio Pappano met toute sa finesse d’écoute et son sens de la théâtralité au service de cet enregistrement historique. Les conditions n’étaient pas idéales : les restrictions anti-covid l’oblige à placer les chœurs sur un balcon, avec un espace de deux mètres entre chaque choriste. Cependant, cette disposition profite à la qualité de l’enregistrement, séparant avec netteté les deux entités sonores du chœur et de l’orchestre. La clarté au sein des ensembles et le souci des contrastes semblent les maîtres-mots de cette direction musicale, comme en témoigne l’attention portée au pupitre de cordes, dont le contre-champ fiévreux et sensuel est sans cesse mis en relief au sein de la masse fracassante des cuivres et des bois. L’accent est également mis sur les percussions et leurs rythmes métronomiques déstabilisants. Par là même, le chef souligne les emprunts de Puccini à la musique traditionnelle chinoise, mais aussi l’influence pressentie d’Igor Stravinsky.
La prestation des chœurs, préparés par Piero Monti, marque également cette version de son ampleur monumentale. Ils font entendre tantôt une masse unie qui scande le texte sur des accents féroces et apocalyptiques, tantôt des voix qui se scindent et se tuilent en nimbes sonores nettement ciselés. Les voix d’enfants surprennent par leur candeur éthérée. Plus loin, ce sont les fantômes des prétendants qui glissent leurs écho d’outre-tombe, lugubres et polytonaux. Puis, les voix des soprani Valentina Iannotta et Raksha Ramezani Melami se détachent de l’ensemble pour venir incarner les servantes de Turandot, dans un duo suave et mystérieux à mi-voix, parfaitement égales dans leurs intonations.
Le baryton Michael Mofidian, qui campe le Mandarin, est le premier à chanter d’une voix puissante et solennelle, psalmodiant avec emphase les voyelles qui résonnent en une rondeur de cuivre. Michael Spyres, baryténor à la carrière internationale, vient pratiquement en « guest-star » incarner l’empereur Altoum. Exploitant son registre de baryton, il n’hésite pas à enlaidir sa voix d’un accent grinçant, cependant la longueur de son phrasé modulé avec finesse, la netteté de ses attaques et l’égalité de son timbre lumineux assurent de la prestance à son personnage.
Les trois ministres forment un trio bien équilibré, tantôt menaçant, tantôt burlesque, enchaînant leurs répliques avec vivacité. Mattia Olivieri (Ping) se distingue par la prestance de sa voix de baryton chaude et satinée. Son timbre se marie harmonieusement avec celui du ténor Siyabonga Maqungo (Pong), cristallin et palatisé, non dépourvu d’une certaine rondeur gracieuse. Le troisième larron, Gregory Bonfatti (Pang), ténor également, montre une émission plus nasillarde et serrée sur ses aigus, compensée par une excellente diction très en rythme qui scelle l’ensemble.
Michele Pertusi assure le rôle du vieux patriarche Timur, d’une voix de basse puissante au grain patiné. Servi par un volume naturel tonitruant et une longueur de phrasé, il sait aussi, dans les moments de recueillement, envelopper son émission d’un voile feutré émouvant. Ermonela Jaho, qui incarne la jeune esclave Liù, déploie son soprano richement coloré dans le médium et remarquablement ouvert sur ses aigus qui fusent, comme suspendus. Son vibrato rapide imprègne le timbre d’une émotion poignante.
Enfin, il faut rendre justice aux deux rôles principaux, qui se livrent ici à un terrible affrontement vocal. Dès son entrée sur la scène des énigmes, Sondra Radvanovsky impose en Turandot le respect par sa longue tenue de souffle, son vibrato glaçant et son aigu acéré puissamment projeté. Le médium est rugi. Elle offre également quelques spectaculaires descentes en voix de poitrine viscérale. Son volume recouvre la voix, pourtant athlétique, de Jonas Kaufmann (en Calaf). Il prend sa revanche sur le grand aria "Nessun dorma", chanté avec vigueur, d’un timbre de bronze, ponctué çà et là d’une larme glottique expressive, avant de lancer son aigu fulgurant. Il démontre également, au premier acte, toute sa souplesse vocale et sa sensibilité lyrique en entonnant « non piangere Liù » d’une voix caressante et subtilement voilée. Un peu plus tôt, à son cri « Turandot » répondait en écho depuis l’échafaud celui du malheureux prince de Perse, incarné par le ténor Francesco Toma, précis et timbré sur son unique intervention.
Tout est réuni pour faire de cette Turandot un disque d’anthologie. Ce premier enregistrement de l’opéra dans sa version complète a en tous les cas quelque chose d’historique.