Andromaque reprend Racine à l'Opéra de Saint-Etienne
Il y avait eu Dante de Benjamin Godard, Cendrillon de Nicolas Isouard, ou plus récemment Lancelot de Victorin Joncières. Toujours fidèle à sa volonté de mettre à l’affiche des œuvres méconnues voire tombées dans l’oubli, Saint-Étienne confirme son choix qui semble plus audacieux que jamais en ces temps troublés où le risque s’efface souvent face à la prudence. L’Opéra de Saint-Étienne accueille ainsi le retour en version scénique d’Andromaque, d’André-Ernest-Modeste Grétry (qui n’était revenue à l’affiche des temps modernes qu’en 2010, sur la scène de Montpellier, menant à un enregistrement). Et pas de choix cornélien à Saint-Etienne pour cette tragédie lyrique dont le librettiste Louis-Guillaume Pitra a bien dû se résoudre à adapter le texte de Racine : avant d’arriver sur la scène du Grand Théâtre Massenet, la pièce de théâtre a d’abord été donnée à la Comédie de Saint-Etienne voici quelques années, avec une mise en scène d’un certain Matthieu Cruciani... à qui sont aussi confiées les clefs de cette version lyrique cette fois-ci.
Mais là où, pour servir le mot, le metteur en scène avait opté pour une vision résolument contemporaine où chemises et tee-shirts avaient supplanté les toges, c’est ici une scénographie bien plus classique qui vient servir l’ouvrage de Grétry. Les éléments de décor donnent dans la sobriété, seuls quelques bancs de faux marbres venant garnir une scène qui gagne en espace en et profondeur, livrant avec plus de force encore les personnages à la dureté, crue et intérieure de leurs tourments respectifs. Sans doute faut-il d’ailleurs voir dans l’eau qui progressivement envahit le plateau (les artistes finissent les pieds trempés) l’amoncellement des dangers et des larmes qui s’accumulent, celles d’Andromaque rongée par le chagrin et le déchirement, ou celles d’Hermione habitée par le désarroi et la colère. Les costumes de Marie La Rocca sont eux fort soignés et dégagent une forme d’atemporalité (voire de mélange des époques et des styles) avec ces manteaux, costumes et vestes de marins aux couleurs sombres qui ne trouvent pour effet de contraste que la veste bleu pétrole portée par Pyrrhus, dont les épaulettes dorées et les médailles témoignent de succès passés dont la gloire semble ici bien lointaine. Andromaque est elle affublée de bijoux qui semblent en faire la reine d’un royaume des jalousies, des trahisons et des amours à ce point destructrices que le ciel, littéralement, finit par tomber sur la tête des personnages (le plafond des deux premiers actes vient joncher le sol au troisième, devenant comme un îlot promis à l’engloutissement). Et nul doute que ces effets d’immersion auraient été renforcés si les lumières travaillées par Nicolas Marie avaient été normalement projetées, ce qu’un mouvement de grève du côté des éclairagistes ne permet pas en ce soir de première, le plateau devant se contenter d’une lumière blanchâtre et fixe.
Vocalement, un quatuor vocal français et engagé vient servir ici le poétique et tragique propos (à tous les sens du terme). Dans le rôle-titre, Ambroisine Bré décrit avec un égal investissement scénique, et par les traits si expressifs de son visage, une femme déchirée entre la fidélité à son défunt mari et l’amour porté à son enfant menacé. D’un soin constant tout en soyeuses inflexions, la voix sait se faire suave autant qu’ardente, des graves creusés et des aigus assurés formant les deux extrémités d’une large tessiture lustrée par un délicat vibrato.
À ses côtés, sa rivale Hermione est campée par Marion Lebègue, qui dépeint son personnage en oscillant entre les élans passionnels dictés par l’amour porté à Pyrrhus et par le remords fatal d’avoir fait tuer celui-ci par l’entremise d’Oreste (« Barbare, ne voyais-tu pas Que j'adorais Pyrrhus en pressant son trépas ? »). Le rôle est exigeant et, entre chant et théâtre, la mezzo trouve un plein équilibre, déployant toute l’amplitude et la chaleur de son outil vocal sur le fil d’une ligne de chant d’une constante netteté.
Déjà de la partie en 2010, Sébastien Guèze reprend avec conviction et engagement les habits de Pyrrhus, faisant glisser son personnage d’un autoritarisme détestable à une clémence inattendue à l’heure finalement d’épargner le fils d’Andromaque. Une évolution aux confins de la folie, ici servie par un timbre vif et une projection pleine de vigueur, avec une égale qualité d’émission sur l’amplitude de la tessiture, même si l’aigu pâlit parfois d’une excessive quête de sonorité, qui gagnerait sans doute à s’orienter vers davantage de sensibilité. Mais si le dessein est de camper un personnage venant se consumer pleinement dans la flamme de sa frustration amoureuse, alors l’objectif est atteint.
Yoann Dubruque est un Oreste habité, d’abord par le désespoir de voir Hermione lui échapper, puis par cet élan meurtrier qui le mène finalement à la folie. Là aussi, les tourments du personnage se font changeants, et le jeune baryton leur prête en l’espèce sa voix râblée à la belle rondeur d’émission et aux aigus vaillants. Enfin, dans ses courtes mais remarquées interventions en Phœnix, Bardassar Ohanian propose son baryton plein d’assurance à la projection qui en impose.
En matière de voix qui portent, le Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire conduit par Laurent Touche est fidèle à sa solide réputation, dans cet ouvrage où il se trouve particulièrement sollicité (c’est d’ailleurs lui qui ouvre et conclut l'opéra). Qu’il s’agisse d’introduire ou d’accompagner, ses interventions sont guidées par une fusion des tessitures et une puissance sonore de tous les instants, venant donner d’autant plus de relief et de mordant aux tourments et sentiments qui traversent les personnages. Quant à l’orchestre dirigé avec précision et autorité par Giulio Prandi, il joue d’une appréciable variété de couleurs et de tempi, et ce dès l’ouverture où se côtoient cordes mélodieuses et timbales triomphales, annonçant déjà une intrigue où l’amour ne sera pas un long fleuve tranquille.
Mais le public s’en régale, lui dont les chauds applaudissements viennent récompenser un plateau tout entier, mais surtout l’audace d’une maison lyrique où une œuvre charmante vient reprendre racine dans le paysage de l’art lyrique.