Carmen de grand retour à Marseille
La mise en scène de Jean-Louis Grinda, créée à Toulouse en 2018, prend le parti de la sobriété et de la tradition. Seule originalité notoire, l’entrée d’Escamillo dans l’arène et la mort de Carmen sont présentées pendant l’ouverture, dont le thème des quadrilles renvoie à la conclusion de l’opéra. Cela transforme le reste de l’opéra en un flashback mental de Don José. Celui-ci errera en spectateur sur scène, l’âme en peine dans le premier tableau avant de s’éclipser pour reprendre son rôle. La mise en scène donne à voir plusieurs parallèles (par exemple l'air du toréador mis en espace comme la Habanera, Carmen reprenant l’attitude de José, ou la mort de Carmen superposée à la mort du taureau) mais le propos n’est pas creusé davantage et le public reste dans un terrain très familier.
Les décors de Rudy Sabounghi sont construits autour de deux murs semi-circulaires qui, tels un motif yin yang, tournent pour former tantôt un mur, tantôt un intérieur qui figurera l’auberge de Lillas Pastia ou les arènes de Séville. Les lumières de Laurent Castaingt éclairent avec goût mobilier et costumes fin XIXe (1875 d’après le décor, date de la création de Carmen). La danseuse Irene Olvera et des vidéos de Gabriel Grinda interviennent parfois, pour étoffer l’approche folklorique et traditionnelle de l’œuvre : flamenco pendant la séguedille, combat d’Escamillo projeté « en direct » dans le finale.
Victorien Vanoosten, ancien chef adjoint de l’Opéra de Marseille, retrouve avec plaisir ses ouailles. Le pupitre des cordes est mis en avant, conférant un ton soyeux et uniforme à l’ensemble. Comme souvent à Marseille, la taille de la fosse conduit à mettre les percussions dans les avant-loges et à les rendre plus audibles qu’à l’accoutumée. L’Orchestre est dirigé sur un tempo assez rapide, avec aplomb, énergie et enthousiasme, mais cet enthousiasme déborde parfois sur l’entente rythmique entre chanteurs et instrumentistes, à l’image d’un frénétique quintette des contrebandiers, en proie à quelques désynchronisations.
Le Chœur de l’Opéra, fortement sollicité par la partition, se montre sérieux, constant et solidaire, avec la même qualité du côté des hommes (« Sur la place, chacun passe ») que des femmes (chœur des cigarières). Deux choristes, Christine Tumbarello et Tomasz Hajok, s’acquittent avec aplomb de leurs lignes de solo dans le chœur de la quadrille de l’acte IV. La Maîtrise des Bouches-du-Rhône, fortement sollicitée par la partition de Bizet, se mêle avec harmonie au Chœur et brille par son enthousiasme et sa clarté.
Les deux contrebandiers, le Remendado et le Dancaïre, sont incarnés respectivement par Marc Larcher et Olivier Grand. Un peu déboussolés dans leur quintette, ils assurent néanmoins leur rôle avec aplomb : Marc Larcher avec sa voix fraîche et enjôleuse de ténor, Olivier Grand avec des graves assurés et bien placés déteignant sur la basse. Quant à leurs complices, Marie Kalinine (Mercedes) et Charlotte Despaux (Frasquita), elles éclairent le trio des cartes de leurs timbres clairs et badins. La première sait déployer son chaud mezzo-soprano, la seconde faire montre d'aigus aussi clairs qu'agréablement exubérants.
Jean-Gabriel Saint Martin campe le libidineux brigadier Moralès : sa diction impeccable et sa voix assurée, éclatante, résonnent comme un clairon militaire. Le baryton basque Gilen Goicoechea se fait hélas peu entendre dans le rôle de Zuniga, mais chacune de ses interventions permet de mettre en avant la chaleur de son instrument.
L’Escamillo de Jean-François Lapointe inspire davantage la tendresse que la déférence face à un torero flambeur. La voix est ronde, résolue. Dans « Votre toast », air aussi célèbre qu’ardu, les graves sont passés avec réserve mais justesse, tandis que les aigus revêtent un timbre martial. La spontanéité lumineuse de son toréador brillera en particulier lors du duo avec José dans l’acte III.
Micaëla est campée par Alexandra Marcellier, qui convoque un ample vibrato tout au long de l’opéra, un choix surprenant pour un rôle censé symboliser la pureté et l’innocence. Le duo avec Jean-François Borras, d’une grande complicité, engendre quelques petits décalages, tandis que les aigus brillent sur « Je dis que rien ne m’épouvante » dans lequel le vibrato tremblant prend finalement tout son sens.
Indisponible, Amadi Lagha est remplacé pour cette première par Jean-François Borras. Un remplacement de luxe, le chanteur connaissant par cœur le rôle et l’ayant d’ailleurs déjà interprété, dans la même mise en scène, à Toulouse et Monte Carlo (et il y reviendra cet été aux Chorégies). Certes, le si bémol de « La fleur que tu m’avais jetée » est un peu tiré, mais l’ensemble de l’air est traversé par le mélange de vulnérabilité et de violence qui caractérise le personnage. Le ténor se montre scéniquement aussi à l’aise en revanchard vêtu de haillons qu’en soldat amoureux. La diction est modèle, les aigus sont sonores et déterminés, et la voix, ample, bien projetée et riche en nuances, épouse à merveille la transformation de Don José en meurtrier.
À l’unisson de son partenaire, Héloïse Mas offre une Carmen conforme aux attendus du rôle : voix puissante et chaude, graves séduisants d’une grande profondeur, proches d’un timbre d’alto. Les aigus semblent tout d’abord un peu sensibles et comparativement un brin moins éclatants, notamment dans « Les tringles des cistes tintaient » avant de se relâcher dans le courroux et la détermination des deux derniers actes. Une présence scénique remarquée prolonge le jeu de séduction, notamment dans le duo avec José de l’acte II.
La salle de l’Opéra de Marseille, comble comme rarement, offre un triomphe aux artistes malgré quelques huées aussi isolées que surprenantes lors des saluts de l’équipe de mise en scène.