Le Songe d’une nuit d’été brave l’hiver et ses frimas à l’Opéra de Rouen
En 1991, les spectateurs du Festival d'Aix-en-Provence découvraient le metteur en scène canadien Robert Carsen, qui signait une mise en scène accomplie et emplie de merveilles du Songe d'une nuit d'été de Benjamin Britten, ouvrage s’inspirant de la pièce de William Shakespeare. Cette production lui a ouvert les portes des plus importants théâtres lyriques du monde et fut reprise depuis à de multiples occasions, avec le même succès, notamment en 2015 au Festival d’Aix, presque un quart de siècle après sa création. Reprise aujourd’hui à Rouen par sa fidèle amie et collaboratrice Emmanuelle Bastet, ce Songe n’a décidément pas pris la moindre ride, avec son raffinement et cette cohérence esthétique.
Trois comédies s’entremêlent dans une sorte de songe permanent que Robert Carsen traduit par la présence d’un vaste lit nuptial qui occupe au premier acte l’ensemble du plateau, lit des songes et des rêves, des cauchemars aussi, des confusions, mais aussi des amours profanes. Aux ordres d’Obéron, Puck le gaffeur ne cesse de commettre des bévues, défaisant ou reconstituant les couples engagés, usant de cabrioles et d’apartés pour mieux se rapprocher des étoiles. Au second acte, les lits présents sont occupés par les faux couples, dont Titania et le rustre Bottom transformé en âne. Au troisième acte, les lits sont suspendus aux cintres du théâtre dans une vision presque paradisiaque alors que les couples légitimes se reforment.
Les couleurs chatoyantes des décors et des costumes créés par Michael Levine apparaissent comme une source d’enchantement perpétuel : le vert émeraude et le bleu nuit flamboient sur les personnages d’Obéron, de Titania et des jeunes elfes qui guident la reine des fées. Les costumes somptueux de Theseus et d’Hippolyta, la reine des Amazones, lors de la célébration de leur mariage, ravissent l’œil par leur majesté et leur beauté intrinsèque. La mise en scène quasi chorégraphique et virtuose de Robert Carsen apparaît comme un modèle de son travail et du genre par sa précision de tous les instants, qui demeure pour autant profondément naturelle et cette aisance à combiner les sentiments les plus divers : le burlesque, les instants poétiques, l’infini et l’invisible même.
La maîtrise atteint un sommet lors de la représentation pseudo-théâtrale de Pyrame et Thisbé, farce pseudo-tragique, donnée par les gens du peuple au troisième acte, moment de comédie pure et décalée presque à la façon des grinçants humoristes anglais, les Monty Python. Les lumières réglées par Robert Carsen et Peter van Praet concourent aussi pour beaucoup à l’esthétique du spectacle par le soin apporté à leur réalisation. L’autre atout majeur de cette soirée est constitué par l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie dirigé par son chef Ben Glassberg. Ce dernier porte la phalange à un sommet de limpidité et de singularité avec la partition envoutante de Benjamin Britten, qui transparait pour mieux rejaillir sur le spectacle en lui-même, et d’autant mieux résonner avec ce plateau vocal.
Paul-Antoine Bénos-Djian campe un Obéron de fière allure. Sa voix de contreténor aux chaudes harmoniques laisse libre le registre aigu et une projection facile en salle. À ses côtés, la soprano Soraya Mafi joue sur la fraîcheur de son timbre, la facilité de ses suraigus et une ligne de chant soignée pour incarner Titania. Comédien aux talents multiples, bondissant et doté d’une présence scénique jamais en repos, Richard James-Neale campe un Puck irrésistible.
Les deux couples d’amoureux bénéficient de la présence de Kitty Whately (Hermia) au mezzo-soprano un peu central pour le rôle qui demande plus d’effets et du ténor Eric Ferring (Lysander), voix facile et attachante pour sa fluidité et son timbre particulier, un peu pincé. Le solide et chaleureux baryton Samuel Dale Johnson incarne un Demetrius passionné tandis que Nardus Williams lui donne une réplique en Helena qui révèle une voix de soprano épanouie et aux aigus lumineux. Michael Mofidian, baryton-basse, incarne avec vigueur et une belle énergie le Prince Theseus avec pour partenaire de luxe Lucile Richardot dans le rôle d’Hippolyta, déployant les merveilles de sa voix profonde de contralto aux accents marqués.
Le sextuor des artisans est emmené, avec tout le panache requis et la suffisance qui s’y rattache, par le Nick Bottom de Joshua Bloom, voix de basse imposante et aux graves caverneux. Sa composition de l’âne au glapissant braiement frise le surréalisme !
Tous les artisans font preuve d’une aisance scénique, voire vocale, remarquée et à la grande joie du public, dont de nombreux jeunes présents qui n’hésitent pas à rire à gorge déployée à toutes leurs facéties et leurs extravagances. Les basses incisives aux couleurs très complémentaires de Barnaby Rea (Quince) et William Thomas (Snug) ainsi que le baryton très expressif William Dazeley (Starveling) viennent compléter et enrichir ces moments mémorables. Le ténor de caractère Robert Burt campe Snout qui se transforme dans la pièce jouée en un mur parlant qui défie la gravité et sépare les amants voués au trépas, soit Pyrame alias Bottom et Thisbé incarnée par Flute. Dans ce rôle féminin de Thisbé (créé par le grand ténor anglais Peter Pears), Anthony Gregory fait preuve d’une aisance vocale de premier plan, voix à la fois légère et pourtant pourvue d’une belle assise. Sa composition hilarante emporte tout sur son passage.
Les elfes sont interprétés de façon impeccable et inspirés par les membres du fameux Trinity Boys Choir dirigé par David Swinson. Le niveau d’ensemble de ce chœur de jeunes gens relève de l'excellence de la grande tradition anglaise de la voix d’enfant.
Le public semble, à l’issue du spectacle, comme se réveiller d’un songe insolite et merveilleux, faisant ensuite preuve d’un enthousiasme débordant marqué par de multiples rappels. Robert Carsen présent à cette première et Emmanuelle Bastet ne peuvent que paraître ravis de l’accueil réservé à leur impérissable Songe d’une nuit d’été.