Tosca en clair-obscur à l’Opéra Bastille
Le spectacle s’ouvre sur cette immense croix qui occupe, imposante, la scène entière, démontrant bien entendu la prégnance du religieux sur tout l’univers de Tosca : démesurée, elle est le socle où évoluent les personnages, de même qu’elle les domine de toute son ombre, lourde et menaçante dans l’acte II, mais déjà plus en retrait dans l’acte III. Tous les personnages, à l’exception de Cavaradossi et Tosca, vont et viennent sur cette croix au premier acte, tous étant pris dans cette sphère politico-religieuse à laquelle échappent, au début, les deux artistes. Mario repeint lui-même l’une des branches de cette croix à sa façon et, plus qu’un portrait, sa fameuse Marie-Madeleine est une fresque, un imbroglio de corps nus enlacés rappelant les fées du Rêve de la reine Catherine de Füssli, fantaisistes et provocants. Quant à Tosca, elle-même très pieuse, elle se cantonne à sa propre dévotion, jusqu’à ce que finalement l’immense croix s’impose aux deux artistes et les récupère sous son joug, alors que Scarpia les torture (physiquement et psychologiquement). Même une fois le baron mort, sa présence, bien que plus éloignée, pèse encore sur le sort des amants.
Les premières notes résonnent d’emblée avec vigueur et brûleront de vivacité durant toute la soirée. L’Orchestre de l’Opéra de Paris donne le ton avec énergie et couleurs, sombres et radieuses, mené par Paolo Bortolameolli vif et engagé, malgré quelques légers décalages avec le plateau. Les Chœurs de l’Opéra de Paris et de la Maîtrise des Hauts-de-Seine ne sont pas en reste et eux aussi participent à cet ensemble animé et dynamique (quoique parfois légèrement "brouillon"), aussi bien ceux des adultes que des enfants.
Non moins engagés sont les rôles solistes, dont Angelotti, interprété par Sava Vemić, qui surgit depuis l’immense croix, tout déguenillé, les cheveux longs et sales, poursuivi par la police de Scarpia. Sa basse est plutôt puissante et efficace, notamment dans la reddition des mots, toujours clairs et distincts. Renato Girolami, est quant à lui un Sacristain bougon, râleur, mais amusant, déployant avec aise un baryton assuré et généreux.
De la police de Scarpia, le ténor à la fois mordant et acéré de Michael Colvin dans le rôle de Spoletta participe à l’expressivité du jeu de sa servilité. Philippe Rouillon est un Sciarrone plus sobre, mais aussi fiable vocalement, au baryton sûr et posé pour l’expansion d’un timbre caverneux. Christian Rodrigue Moungoungou, le Geôlier, fait montre d’une voix grave féconde, ample, aisée et nuancée. Enfin, le jeune Berger toujours confié à Benjamin El Azzi a un timbre lumineux, au chant fluide et délicat.
Roman Burdenko, qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris, prend peu à peu ses marques sur la scène au cours de la représentation et son Scarpia gagne en force de menace au fur et à mesure du spectacle, démontrant un contrôle plein et entier sur l’espace qu’il occupe dans l’acte II, allant et venant aisément entre les bibelots décadents de son antre (dont une magnifique sphère armillaire dorée), s’allongeant avec faste sur sa causeuse, se délectant avec délice des réactions de Tosca quant aux misères qu’il lui fait subir. La voix, elle, est riche et enthousiaste, voire intense et frénétique dans son timbre tellurique, quoique demeurant encore sage et maîtrisée la plupart du temps et peinant parfois à dépasser les grands emballements de l’orchestre.
Joseph Calleja, ce soir annoncé souffrant au début du spectacle, interprète malgré tout le peintre Cavaradossi. Cependant, le mal de gorge aura raison de sa puissance, empêchant le ténor de donner la force nécessaire à sa voix pour dominer l’orchestre lors de ses grandes envolées, notamment dans ses grands airs ("Recondita armonia", "E lucevan le stelle"). Demeurent toutefois vaillance dans un chant particulièrement aisé, pleinement approprié, ainsi que souplesse et variété des belles nuances cuivrées du ténor. Le jeu, quelque peu monolithique, peine à convaincre, d’autant plus que ses duos avec la Tosca d'Elena Stikhina manquent d’alchimie.
Elena Stikhina justement, déploie une voix faste et dotée de belles variétés d’aigus, souples et délicats, pour un soprano aux teintes automnales et particulièrement terrestre. Certaines attaques restent cependant difficiles et entravent l’efficacité du chant, notamment au début du "Vissi d’arte", par ailleurs doux et touchant. Sa Tosca est plus toute jeune fille que grande diva (notamment dans ses manifestations de jalousie et ses minauderies), plus florissante que fleurie, mais toujours tendre et lumineuse.
Le public semble satisfait de cette représentation, qu’il salue de vigoureux applaudissements et de murmures d’approbations, encore sous le choc des dernières notes et de la mort de Tosca – mort surnaturelle car ici, la cantatrice ne saute pas dans le Tibre, mais disparaît, auréolée de cette lumière miraculeuse, contrastant avec la lourde croix ténébreuse et qui déjà, l’avait guidée hors de chez Scarpia : à l’image de cet ange projeté en haut de la scène, au début des actes I et III, Tosca, nouveau martyre, prend à son tour le chemin des cieux.