Freitag aus Licht, Vendredi du lundi à la Philharmonie : Lumière sur Stockhausen
Une fois n’est pas coutume, le public se masse déjà devant la Philharmonie de Paris une heure et quart avant le début officiel du spectacle pour ne rien manquer du « Salut du Vendredi », qui se tient avant et dure 69 minutes. Mais la frustration de ces adeptes de Karlheinz Stockhausen est grande, les portes ne s’ouvrant que 60 minutes avant ce Freitag aus Licht (Vendredi de lumière), quatrième épisode présenté par Le Balcon des sept « Jours de lumière » (après Donnerstag, Samstag et Dienstag) : le « Gruss » démarre donc sans son public. Cet accueil tient place dans le hall d’entrée de la salle de concert : un éclairage orange (la couleur associée à l’opus) tapisse les murs tandis que les mots-clés de l’opéra défilent sur des écrans et que des enceintes diffusent la musique électronique composée par Stockhausen, sorte de musique d’ambiance électronique, enveloppante et organique, que les spectateurs non avertis n’identifient d’ailleurs pas comme faisant partie du spectacle. De fait, le lieu étant restreint, les flux poussent les spectateurs à passer les guichets pour rejoindre les travées du navire philharmonique où les attend une nouvelle surprise : afin que le public « profite » de cet avant-spectacle, les portes de la salle restent closes. Les spectateurs arrivés en avance en sont pour leurs frais et doivent donc attendre debout ou assis par terre le début du spectacle.
Lorsqu’il pénètre dans l’amphithéâtre, le spectateur est saisi par les fumigènes qui y créent une ambiance mystérieuse, toujours baignée d'une lumière orange. Comme les autres opus de cette saga, Freitag est une sorte de rêverie hallucinatoire. Le livret ne comprend aucune phrase, mais des mots récités, chantés, déclamés, dans un enchainement toujours nouveau, comme des leitmotivs conceptuels et évocateurs. L’émotion passe par la musique et les intentions délivrées par les artistes. L’œuvre est découpée verticalement en deux actes, et horizontalement en deux niveaux : les scènes réelles (présentées par la metteure en scène Silvia Costa sur le plateau scénique) et les scènes de son (qui se déroulent sur une structure blanche surélevée).
Les scènes réelles présentent la tentation d’Eva qui finit par trahir Michael en se laissant tenter par Ludon, incarnation de Lucifer (trois personnages déjà présentés dans les précédents opus). Sur scène, le blanc et le noir, le bien et le mal, se confrontent : la guerre que se mènent les enfants d’Eva (instrumentistes en blanc) et ceux de Lucifer (choristes en noirs) provoque une explosion de couleurs et la mitigation du monde (tous les enfants finissent habillés en bas noir et haut blanc).
Les scènes de son rythment l’ouvrage : 12 couples de sons se trouvent représentés, dans une collection mélangeant l’humain, l’animal et la machine (un homme et une femme, un chien et un chat, une photocopieuse et une machine à écrire, une voiture et un pilote, un flipper et son joueur, un ballon et une jambe, la Lune et une fusée, une seringue et un bras, un taille-crayon et un crayon, une bouche et une glace, un violon et un archet et enfin un nid et un corbeau -volatile électronique qui tombe de son piédestal et remue au sol). Une fois ces couples passés en revue, ils se trouvent mélangés (l’homme est couplé au chien, la photocopieuse au pilote, etc.), ces nouveaux couples donnant naissance à des êtres imaginaires qui forment une « Spirale de chœur » qui conclut l’ouvrage, opposant d’extrêmes aigus à d’extrêmes graves.
Tous les interprètes sont renouvelés par rapport aux précédents opus présentés par Le Balcon. Eva est interprétée par Jenny Daviet : ses doutes s’expriment d’une voix ambrée et percutante, parfois flûtée et chargée d’air, toujours souple. Elle maintient une énergie constante malgré la longueur de son rôle. Ludon est chanté par Antoin HL Kessel dont le timbre infernal, ferme et expressif, est bien émis. Il joue avec les sonorités, râpant les « r », sifflant les « z ». De ses graves sombres à des aigus brillants, il maîtrise sa tessiture et maintient la noblesse de son chant sur tout l’ambitus. Halidou Nombre chante Caino (fils de Ludon qui s’accouple avec Eva) dans un râle convoquant une voix gutturale, bien projetée.
Le chef Maxime Pascal n’est pas visible du public, mais des écrans délivrent sa battue aux solistes, afin que leurs scansions, extrêmement rythmées, restent en place. Comme dans les autres opus de l’ouvrage, certains rôles solistes sont confiés à des instrumentistes, qui parviennent à offrir de belles incarnations : Charlotte Bletton campe Lufa depuis sa flûte, aux côtés d’Iris Zerdoud au cor de basset en Élu. Sarah Kim et Haga Ratovo sont les deux synthibirds : ils accompagnent l’action par leurs synthétiseurs ressemblant à des guitares électriques, dans des costumes excentriques. L’Orchestre d’enfants du Conservatoire à Rayonnement régional de Lille se montre sérieux et appliqué.
La Maîtrise Notre-Dame de Paris offre un chant éclatant et bien projeté. Quelques enfants sortent du rang pour des interventions courtes mais fougueuses et qui marquent le public. La Kinder-Krieg (Guerre des enfants) est joliment sculptée scéniquement, la mise en scène y offrant de beaux tableaux (même si le rhinocéros, annoncé dans le livret, n’est pas représenté).
Le public, nombreux, montre son enthousiasme lors des saluts finaux, bien entraînés par les enfants présents au plateau, qui laissent éclater leur enthousiasme, tapant des pieds et des mains, sautant et scandant notamment le nom de la metteure en scène Silvia Costa. Peu de spectateurs restent ensuite pour l'Abschied (l'Adieu de Vendredi) qui se présente comme le Salut initial, dans le hall d'entrée.