Einstein on the Beach, minimalisme baroque à la Philharmonie de Paris
Depuis sa création en 1976 au Festival d'Avignon, Einstein on the Beach a marqué les esprits et l'art, initiant une trilogie d'opéras de Philip Glass sur des figures historiques (complétée en 1979 puis 1983 par Satyagraha et Akhnaten). Einstein on the Beach est également marquant pour la collaboration entre Philip Glass et Bob Wilson, metteur en scène de la création et de la fameuse reprise au Théâtre du Châtelet en 2014. Mais l'œuvre continue son parcours, avec d'autres mises en scène (voire sans). En cela l'année 2019, et même plus précisément le mois de septembre 2019 a marqué un autre et double moment clef dans l'histoire de cet opéra, Einstein on the Beach ayant alors été présenté à Genève dans une nouvelle production de Daniele Finzi Pasca et au Festival Musica de Strasbourg dans cette version reprise à la Philharmonie (deux clics sur ces liens vous mènent à nos comptes-rendus respectifs).
Dans cette version, l’intégralité des passages récités a été confiée à Suzanne Vega, chanteuse connue de la musique folk (pour le tube "My name is Luka"), qui récite d'une voix claire, avec une intonation convaincante et un peu envoûtante, piquée d'un accent plein de charme pour ces textes qui ne racontent pas d'histoire définie.
Les paroles réservées aux chanteurs, quant à elles, se limitent à des séries de chiffres en anglais et à des séries de noms notes (1, 2, 3, 4, ... do, ré, mi…) répétées en boucles, dans lesquelles Glass insère des irrégularités. Le matériau proprement musical est très congru, comme souvent chez ce compositeur ("pauvre" dans le sens de l'arte povera) : pour les voix, de petits fragments de gammes et arpèges, des séquences de trois ou quatre accords peu élaborés, pour les instruments, des formules scandées ou des boucles souvent plus rapides, allant jusqu’à la virtuosité parfois.
La partie instrumentale est assurée par l’Ensemble Ictus, sous la direction assurée de Tom de Cock et de Michael Schmid, deux musiciens confirmés, membres permanents du groupe. Les instrumentistes — une flûtiste, un clarinettiste, un saxophoniste, un violoniste et deux claviéristes jouant de l’orgue — sont très remarqués par leur précision et endurance, surtout dans les parties rapides où ils maintiennent résolument leurs boucles virtuoses.
La partie vocale est interprétée par le Collegium Vocale de Gand, ensemble créé en 1970 et connu pour avoir adapté les principes d’interprétation baroque à la musique vocale. Spécialiste donc du répertoire baroque, le Collegium Vocale Gent a élargi son champ d’action, ce qui le conduit à s’investir dans un projet tel que Einstein on the Beach. Le fait de confier cet opéra à un ensemble baroque résonne avec l'histoire de ce compositeur et de la musique : Philip Glass a été marqué par l’enseignement de Nadia Boulanger et par la musique de Stravinsky, mais alors que celui-ci avait refait le passage d'une esthétique baroque vers une esthétique classique (dans le cadre de son mouvement du "néo-classicisme"), Philip Glass inspiré de musique orientale cherche à revenir vers une stase de séquences baroques par la répétition. Les chanteurs baroques montrent ainsi cet enjeu esthétique avec leur maîtrise de ce style, mais les trois basses, trois ténors, quatre altos et quatre sopranes sont mis à rude épreuve dans les divers moments de l’œuvre, parfois en tutti, parfois en ensembles réduits. La difficulté de la tâche transparaît dans certaines pièces qui ne sont pas écrites pour la voix, notamment du fait des répétitions mécaniques qui leur sont infligées dans les tempos rapides. La texture musicale est souvent âpre, un peu acide, surtout dans les mouvements rapides, et la pièce est de ce fait tendue. Cela contribue toutefois à offrir une forme de diversité à l'oreille dans cette pièce fleuve, et n'empêche pas des rencontres fascinantes entre voix et instruments, notamment dans les ensembles réduits (mais les tutti donnent un sentiment de son mal équilibré, empreint d’une certaine violence sonore).
La scénographe sobre de Germaine Kruip gère les mouvements des musiciens et chanteurs, les soulignant par des jeux de lumière. Le choix fait avec les deux directeurs musicaux privilégie l’action sonore, faisant du travail musical le centre de la dramaturgie (un point de vue intéressant qui assume une forme d'austérité). Le résultat est fluide sur le plateau, gérant les présences constantes dans des configurations multiples, avec de petits mouvements et gestes fonctionnels visuellement assumés, le tout donnant une diversité d’actions qui aide finalement à saisir la diversité derrière la répétition.
La mise en espace rend ainsi visible et dynamique cette diversité de configurations sonores et spatiales, nécessaire au long des trois heures et demie que dure la performance (réduite, il est vrai, d'une bonne heure et demie par rapport à la version d'origine). La première heure écoulée, de petits groupes de spectateurs à l’air un peu fatigué commencent à quitter paisiblement la salle (ce qui est autorisé par cette œuvre), certains reviennent, d’autres pas. Mais ce sont là seulement de petits groupes, la grande majorité du public saluant chaleureusement cette performance et cette œuvre qui conserve une valeur documentaire.
Einstein on the Beach night 1/3 Avatam Studio pic.twitter.com/xzmOzVWDlq
— Philharmonie de Paris (@philharmonie) 14 novembre 2022