La Gioconda féministe à Vérone
Filippo Tonon place sa mise en scène à l'époque de la création de l'ouvrage plutôt qu'à celle narrée dans cet opus (l'opéra La Gioconda créé à La Scala de Milan en 1876 raconte une histoire qui se déroule au XVIIe siècle à Venise). Il plonge ainsi dans l'époque esthétique du librettiste (et par ailleurs compositeur) Arrigo Boito, celle du verismo (l'équivalent italien du naturalisme de Zola), précisément éclos à Milan à la fin du XIXe siècle.
Poussant cette logique, le metteur en scène décrit et présente Laura comme une révolutionnaire, dont le courage et l'amour l'éloignent du mariage. La robe devient symbole féministe en ce temps, celui de l'abandon du corset qui étouffait symboliquement et littéralement : la rébellion dans l'ouvrage est ici vestimentaire et de genre. Ce parcours semble aussi se doubler d'un parcours de "darwinisme social", La Gioconda promise à un avenir aisé et bourgeois, tombant amoureuse et mourant roturière dans cette société de cruelles rivalités. Le décor confirme cette symbolique, avec ces méticuleux bas-reliefs, ce marbre et même la Bibliothèque Marciana (de Venise) mais corrodés d'humidité : quelque chose pourrit au Royaume des Doges (aurait écrit Shakespeare s'il avait fusionné Hamlet et Le Marchand de Venise). Le fameux lion, emblème de la Sérénissime, ne se montre qu'un court instant, et semble surtout menacer d'écraser le peuple, de le dévorer. Les lumières de Fiammetta Baldiserri contribuent à sculpter les lieux (d'ombres et de lignes) et à façonner les personnages, à déterminer les environnements et les situations, entre grâce et apparition symbolique ou bien au service de l'intensité des gestes et des postures.
Monica Conesa incarne La Gioconda en privilégiant la riche palette de ses couleurs vocales, mais l'émission de ces différents timbres reste agile. La toute jeune soprano cubano-américaine est déjà dotée d'un tempérament affirmé et d'un appareil vocal qui s'étend dans l'aigu, le tout mettant en avant des caractères cardinaux du personnage, pieux, religieux, maternel, d'emblée résigné (accentuant progressivement sa vision pessimiste de la vie, ce combat dramatique et vocal typique du verismo-réalisme italien).
Agostina Smimmero est une Cieca -l'aveugle- expérimentée (elle l'incarnait l'an dernier à Toulouse), en un contraste d'autant plus éloquent soulignant la fatalité, la misère et la pauvreté qui s'abattent sur elle (là encore en pleines résonances véristes). Sa voix de mezzo-contralto est marquante et à la fois agréablement sombre et dense, affrontant les lignes de chant avec ductilité, souplesse et une intense expression.
Dans le rôle de Laura Adorno, Teresa Romano se distingue par sa voix douce, à l'émission dessinée, agile, inspirée et liée avec goût dans la caresse du clair-obscur.
Samuele Simoncini campe Enzo Grimaldo avec son timbre chaud et homogène dans tous les registres, alliés à une émission précise mais d'accents passionnés (éclatants même dans ses tensions lumineuses éloquentes, en plein idéalisme romantique).
Simon Lim dépeint Alvise en personnage de plomb, immuable, sans dépassement aucun dans ses inflexions sombres mais avec la solidité d'un tempérament vengeur. La ligne de chant se fait glaciale et hachurée.
Angelo Veccia en impose en Barnaba au souffle généreux, au phrasé travaillé, aux aigus bien projetés. La voix timbrée dans le médium est facile dans les sommets, emmenant les masses par son caractère sinistre et perfide.
Le jeune Alessandro Abis se démarque de la foule en Zuane par un chant expressif et harmonieux (un peu cravaté). Isepo a la puissance du ténor de Francesco Pittari avec la fermeté mais aussi la rondeur de l'homme de main. Francesco Azzolini sort du chœur en Cantore avec précision. Cette phalange vocale ainsi que l'orchestre de la Fondation Arènes de Vérone dirigés par Francesco Ommassini plonge le spectacle et le public dans l'esprit des fêtes populaires et régates vénitiennes, soutenant les couleurs et les accents du Carnaval : rappelant là aussi la richesse du vérisme.
La danse est pour sa part diverse, rappelant que cette maison a une tradition de ballet, mais laissant perplexe devant la mise en avant de seulement trois solistes (alors que le metteur en scène et le chorégraphe Valerio Longo convoquaient à Maribor 12 ballerines, pour les 12 heures de la fameuse Danse des Heures de cet opéra). Les mouvements chorégraphiés sont néanmoins en place, car enchaînant de courtes séquences simples.
De longs applaudissements saluent cet opéra et le travail de tous ces artistes.