Sombre tableau de la Joconde de Ponchielli à Toulouse
Comme il l’indique dans son interview publiée sur nos pages, les directeurs d’opéra ne pensent pas à Olivier Py pour le répertoire léger. Et ce n’est pas cette production de La Gioconda qui changera leur perception. L’astucieuse scénographie à tiroirs de son complice Pierre-André Weitz place l’action dans une sorte de long tunnel, sale et glauque, une grande flaque d’eau souillant le sol (et faisant le lien avec la Venise du livret, tout comme les maquettes de navires de croisière mis à feu). Des cintres descendent des éléments modifiant l’espace et évitant tout effet de lassitude (ainsi que d’impressionnants feux de Bengale à l’acte II). Comme en pleine acqua alta, les artistes chantent donc les pieds dans l’eau (sautant dans la flaque comme dans Les Parapluies de Cherbourg), ou bien perchés sur des chaises ou sur des tables. Le bruit des éclaboussures et les reflets des ondées apportent une part de poésie à une proposition mettant surtout en avant la violence, le sexe et la décadence.
L’œuvre s’ouvre sur un homme totalement nu, à l’exception d’un gigantesque masque de clown sadique (faisant penser au Joker de Batman) au sourire maléfique, leitmotiv visuel cauchemardesque qui hantera la Joconde jusqu’à sa mort, et figurant le mal absolu que représente Barnaba, espion à la solde du Conseil des dix, déterminé à obtenir, quoi qu’il en coûte, la vie d’Enzo et les faveurs de la Joconde. L’œuvre est si sombre qu’elle justifie la noirceur de la mise en scène, mais paraît offrir suffisamment de violence sans qu’il soit nécessaire d’en ajouter. Dès lors, le sens de certaines images particulièrement brutales interroge, comme ce bébé assassiné par Barnaba dont le sang est versé sur le corps dénudé d’une danseuse qui se l’étale d’un air ravi telle une crème hydratante, ou bien le viol collectif que montre la chorégraphie de la Danse des heures, ballet si inspirant popularisée par Walt Disney. Pourtant, les 12 danseurs mobilisés, présents en scène presqu’en permanence, participent largement à la richesse de la mise en scène, offrant les rares moments de poésie par leurs majestueuses chorégraphies exaltant la beauté des corps.
Béatrice Uria-Monzon offre un portrait sensible de la Joconde. Sa voix ronde à l’ample projection dispose d’un vibrato rapide. Ses aigus sont pleins et irisés et ses graves arrachés du fond de sa poitrine. Les ténèbres dans lesquels vit sa mère aveugle se retrouvent dans la voix généreuse et au vibrato rond et large d’Agostina Smimmero, dont la très grande couverture patine le timbre satiné.
Ramón Vargas est un Enzo Grimaldi à la voix tranchante et à l’aigu rayonnant, d’abord sain et aisément émis, mais qui se fatigue cependant au fil de l’œuvre et finit par dérailler dans la conclusion de son grand air. Il poursuit pourtant vaillamment, en s’appuyant sur ses solides médiums. Judit Kutasi est particulièrement applaudie en Laura Adorno. De fait, sa voix immense (et dont le seul défaut serait d’écraser un peu les ensembles) dispose d’un timbre chaud et onctueux, avec des graves sûrs et moelleux.
Pierre-Yves Pruvot incarne un Barnaba terrible, de sa voix au timbre sombre et rocailleux, à l’aigu vaillant, au vibrato rapide. Son phrasé percussif et son constant sourire narquois habillent le personnage d’une noirceur adéquate. Seule sa ligne de chant pourrait être plus nuancée par moments. Roberto Scandiuzzi remplace au pied levé Marco Spotti en Alvise Badoero. Sa voix charbonneuse bénéficie d’une projection aisée bien que sèche, dont les graves extrêmes sont émis avec plus de difficulté. Son souffle long lui offre une carrure vocale seyant à l’importance du personnage.
Sulkhan Jaiani met à contribution sa voix crépusculaire et tonnante dans les rôles de Zuàne et du Timonier. Roberto Covatta est très présent sur scène en Isèpo, homme de main de Barnaba. Sa très courte intervention vocale, sorte de jappement fleuri et très projeté, renforce la noirceur du personnage. Hugo Santos (Un Chanteur et Un Barnabite) semble hésitant : sa voix tremblante et manquant de justesse est pourtant dotée d’un beau timbre, brillant, dont il use dans un phrasé cérémonieux.
À la tête de l’Orchestre national du Capitole (réduit à 40 musiciens au lieu de 80), Roberto Rizzi-Brignoli fait preuve d’un enthousiasme le jetant à corps perdu dans une riche musique. Il en oublie cependant les subtilités de la partition, qui se perdent dans des nuances ne descendant que rarement sous le mezzo-forte, et ne parvient pas éviter les décalages, parfois significatifs, entre fosse et scène. Le Chœur du Théâtre du Capitole, non masqué à quelques exceptions près, se montre lui aussi puissant.
La salle quasiment pleine en ce soir de première accueille avec enthousiasme l’ensemble des interprètes, ainsi que l’équipe créative de cette impressionnante production déconseillée aux moins de 16 ans.