Le Trouvère, Matrix 2050-2070 à l'Opéra de Rouen
Le Trouvère de Verdi est souvent cité, comme un indéniable chef-d'œuvre musical bien entendu, mais aussi pour pointer combien les intrigues à l'opéra peuvent reposer sur des prémisses et coups de théâtre incroyables (dans le mauvais sens du terme). Alors l'idée de rajouter à ce livret une mise en scène déplaçant l'intrigue dans un univers totalement différent, situé à Rouen dans le futur, pouvait inquiéter et complexifier encore plus le projet. D'autant plus que ce Trouvère n'est pas seulement déplacé vers un futur mais vers plusieurs, et vers le passé de ce futur, et notre présent aussi... Le spectacle s'ouvre sur une vidéo du Comte de Luna alité et intubé en 2070, se souvenant de ses luttes contre les autres protagonistes en 2050, où l'histoire et l'opéra débutent (car le livret est conservé) par un rappel des événements passés : un flash-back dans un flash-back dans un grand flash-forward. Et pourtant, l'ensemble réuni offre un résultat lisible, moderne et très esthétique.
Le plateau plonge le spectateur en 2050 dans un LUNA ® MEMORIA CENTER, laboratoire carcéral de la société du Comte où les souvenirs des femmes (et notamment des gitanes œuvrant pour Azucena qui sont ici des sorcières gothiques anarchistes rouennaises) leur sont volés via des électrodes crâniennes, pour les asservir. De fait les flash-backs dans l'histoire sont ces souvenirs, projetés en vidéos au-dessus du plateau, et tout le drame mène jusqu'en 2070 où les protagonistes seront réunis pour le terrible finale de cet opus.
La mise en scène multiplie jusqu'à la citation littérale des références à des œuvres dystopiques très populaires : le code informatique est exactement le même que dans les films Matrix (avec les mêmes effets zoomant dans des lignes verticales de caractères verts), des casques de réalité virtuelle permettent de revoir des souvenirs volés (comme dans l'épisode de la série Black Mirror intitulé The Entire History of You), le "Trouvère" est ici le surnom de hacker de Manrico qui, avec ses collègues geek portant le masque de Vendetta, infectent le système de Luna par des virus informatiques. Le duel entre le Comte de Luna et le Trouvère se fait dans un jeu vidéo d'escrime en réalité virtuelle et la dernière confrontation est amenée avec des plans et costumes tout droit sortis de La Casa de papel (autre série très populaire d'une plateforme de streaming). Le tout sans oublier la scène de bûcher, remake du clip Flashing Lights de Kanye West avec l'antihéroïne de Titane (récente palme d'or à Cannes).
Mais même les spectateurs qui ne goûtent pas à l'idée de transporter un opéra dans un autre univers, volontairement chirurgical dans la scénographie et les lumières, peuvent au moins apprécier pleinement les couleurs musicales de l'Orchestre et des solistes (ce sont d'ailleurs les mêmes quelques dizaines de spectateurs qui huent aux saluts l'équipe de mise en scène et lancent des bravi aux musiciens). L'Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie situé à la place des premiers rangs du parterre, ainsi sorti de la fosse, déploie une grande intensité sonore mais avec toutes les couleurs de la partition. Malgré quelques décalages, l'ensemble des pupitres sont à l'écoute, entre eux et avec le chef Pierre Bleuse, déployant l'ampleur du lyrisme verdien.
Les solistes lyriques de cette distribution font valoir leur puissance sonore pour passer sans déperdition de qualité le rideau de ce grand orchestre, certes à leurs pieds mais sorti de sa fosse. Le médium serré d'Ivan Gyngazov chantant Manrico sert de point d'appui pour une prestation constamment puissante (d'une force saisissante) et pour ses montées vers les aigus rayonnants, solaires même, comme attendus dans ce rôle. La fougue et la puissance ne s'amenuisent que sur le contre-ut, difficile.
En Leonora, Jennifer Rowley déploie une voix opulente, riche sur toute sa tessiture, des graves ronds et chaleureux aux aigus affûtés. L'articulation est tout aussi ferme et ample, le phrasé prenant tout le temps de déployer la voix, sans ralentir (mais finissant par serrer un peu). L'Inès d'Aliénor Feix joue pleinement son rôle de suivante de Leonora, trop même, tant elle est effacée et déploie peu sa voix juste et mesurée.
Azucena campée par Sylvie Brunet-Grupposo dirige son petit cheptel de femmes cornues. La mise en scène la charge toutefois de lourdes ailes noires (symbole d'ange déchu aussi encombrant qu'insistant dont elle se débarrasse rapidement) et la fait chanter comme au karaoké dans un micro, qui est évidemment factice et n'est pas branché : nul besoin avec une telle projection sonore. La mezzo déploie les fureurs du personnage mais tout aussi bien les passages infiniment émouvants, en resserrant son vibrato pour aller droit à la note, à la couleur, à l'affect (rappelant que ce personnage et cette interprète ont le tragique d'une Traviata mezzo vengeresse). Certes, hélas, la voix de la chanteuse finit par fatiguer et même naviguer de graves effacés en aigus perçants.
Lionel Lhote s'est pleinement approprié sa partie du Comte de Luna, au point d'oser des effets vocaux excessifs (coupes sèches ou tenues aléatoires) mais en chantant Verdi comme s'il le parlait, d'un soutien d'acier.
Grigory Shkarupa assume et affirme dès la première intervention lyrique de l'œuvre (celle de Ferrando) une performance grandiloquente de voix et de corps. Il enchaîne des postures très campées (jusqu'à imiter Quasimodo) pour lancer sa voix tonnante très marquée dans de puissants accents (sauf dans l'aigu).
Le Ruiz de Lancelot Lamotte est, à l'inverse, très investi mais avec justesse dans sa présence scénique (un peu moins sonore) apportant un heureux contraste avec les scènes collectives où les interprètes peinent beaucoup à interagir (les échanges scéniques au plateau sont globalement gênés, malhabiles).
Enfin, offrant une prestation à la mesure de l'orchestre, le Chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie est pleinement intelligible, placé et sonore, déployant son plein lyrisme malgré le port du masque (mais avec une importante présence scénique : notamment en sorcières noires et en prêtresses rouges).
Cette production ouvrant la saison lyrique de Rouen aura ainsi rappelé combien la modernité d'un propos peut aussi servir l'opéra, et combien il nous avait manqué en temps de pandémie. La dernière représentation rappellera encore combien les moyens du numérique servent aussi à la démocratisation de l'opéra : elle sera retransmise, le 2 octobre "en direct sur vingt-deux écrans de la région, en salle ou en plein air : de la place de la Cathédrale à Rouen à la cour du Château de Gisors, du théâtre de Lisieux à celui de Barentin, en passant par les cinémas de Carentan, de Pont-Audemer ou de Fécamp".