La Somnambule à Nice : Bellini des alpages, ascenseur pour le bel canto
Cette nouvelle coproduction, pour la première fois de Nice avec le Metropolitan Opera House de New York, ainsi que le Semperoper de Dresde et le Théâtre des Champs-Élysées (notre compte-rendu) assume son caractère à dormir debout. La mise en scène de l'ex-ténor encore chanteur Rolando Villazón, reprise par Jean-Michel Criqui, interroge les frontières entre le normal et le paranormal, cette zone grise que matérialise le climat scénique du spectacle.
Un rectangle blanc, troué de portes, rappelle l’hôpital -psychiatrique- tandis que ses contours, dentelés de glace, renvoient à l’urgence climatique : à cette banquise qui, fondant, rétrécit l’espace vital de ses habitants. La ligne de crête entre les monts renvoie au dédoublement somnambulique (décors de Johannes Leiacker). Un ciel, bas et lourd, change constamment de tonalité et de climat avec le drame, entre brumes et nuées passagères (animation vidéo de Renaud Rubiano).
Les montagnards, qu’incarnent les chœurs, vêtus de costumes au gris austère (Brigitte Reiffenstuel), couleur « parpaillot », vivent repliés sur eux-mêmes, souvent massés côté cour et côté jardin, pour signifier le poids des convenances sévissant dans ces vallées profondes. Seul le Comte Rodolfo, brandissant un livre, connaît le phénomène du somnambulisme et vient emporter ici la dramaturgie vers un heureux dénouement : victoire de la lumière sur l’obscurantisme, de la raison sur le fondamentalisme. Le metteur en scène se permet en effet d’émanciper Amina (et sa mère adoptive) du joug patriarcal : elles quittent ici le village, une valise à la main, à la fin de l’opéra. Pour Villazón, Lisa et Elvino qui partagent une vision rétrécie du monde et de la vie forment un couple finalement mieux assorti.
Tout le langage scénique, à la grisaille minimaliste, est symbolique, depuis la direction d’acteur, jusqu’à la rareté des accessoires, en passant par les obscures clartés que produisent les lumières de Davy Cunningham. Les mouvements des personnages sont soit statiques, soit mécaniques, comme pour mieux souligner la liberté intérieure d’Amina, qui souvent tourbillonne, entrainant dans son sillage trois danseuses sylphides comme trois corps subtils (chorégraphies de Philippe Giraudeau). Le lit blanc d’Amina est penché et perché vers les cintres au second acte, venant symboliser le déplacement à la fois spatial et identitaire que le somnambulisme produit dans la psyché.
La soprano catalane Sara Blanch, incarne une Amina qui tutoie les sommets, alors qu’il s’agit pour elle d’une prise de rôle. Le personnage, qui hante les limbes de la conscience, est compris et construit, vocalement comme physiquement, en une poupée qui chante. L’émotion la plus immédiate jaillit d’un timbre pur, aux aigus aisés, aux inflexions fluides, à la diction ductile, aux mélismes moelleux. La cantatrice occupe la scène avec un sourire enfantin ou voilé par le soleil noir de la mélancolie Bellinienne, ainsi qu’un art du pinceau, se matérialisant par des vocalises infinies, cavalcade légère de beaux chevaux blancs.
Son Elvino est tenu par le ténor Edgardo Rocha, au latinisme un rien spectaculaire, dans l’engagement physique comme acoustique. Le legato est le mot d’ordre de son chant, l’ambre celui de son timbre. Il oscille entre deux dimensions : élan du cœur et empâtement des convenances, ce que traduit l’articulation de ses vocalises.
La mezzo-alto Annunziata Vestri est une Teresa crédible, attachante, efficace, une figure de mère-archétype, à l’amour inconditionnel. La ductilité de son phrasé s’efface devant la qualité de son timbre, de métal incandescent dans son medium, saisissant dans sa proximité avec la voix parlée dans le grave de sa tessiture.
Le Comte Rodolfo d’Adrian Sâmpetrean est magistral comme le rôle le demande. Il s’emploie à construire une posture d’aristocrate, revenant solidement camper sur ses terres, vocalement et physiquement. Le maintien est altier, la voix autoritaire, d’une facture précieuse comme du bois d’ébène finement sculpté, à l’échelle du mot, aux graves duveteux ou caverneux.
Cristina Giannelli parvient à faire valoir un soprano plus terre à terre, comme le commande le rôle de Lisa, s'appuyant sur une voix longue, qu’éclaire un vibrato bien découpé, un timbre acidulé, une émission franche.
L’Alessio du baryton de Timothée Varon marque incontestablement l'auditoire malgré les quelques notes de son rôle. Tout en lui est à la fois un peu gauche et généreusement chantant, tel un personnage bouffe, entre un Masetto et un génie des alpages.
Le notaire d’Emanuele Bono, s'extrayant du chœur, mobilise un ténor lumineux dans sa petite apparition fonctionnelle.
La direction du chef italien Giuliano Carella est ample, généreuse et énergique. Elle s’emploie à faire jouer à plein régime la fosse quand il le faut, et à produire de fins alliages concertants –pizzicatti des cordes contre appels des cors– avec les voix. Elle veille à donner de l’espace à la voix, tout en l’enrobant et en favorisant son épanouissement. L’Orchestre Philharmonique de Nice est au rendez-vous. Il répond comme un seul homme à la gestique expressive de son chef, les différents pupitres s’ajustant selon le bon dosage les uns aux autres et avec la scène.
Le Chœur de l’Opéra de Nice (préparé par Giulio Magnanini), très exposé, en coulisse comme en scène, produit l’ingrédient nécessaire à la cohésion de l’ensemble, toujours alerte, dans les passages pianissimi de petites notes répétées, comme dans les apothéoses solidement cadencées. Il sait trouver les couleurs de l’effroi, de la vindicte, comme il sait aussi marcher sur des œufs sur la scène sociale et vocale.
Le public applaudit longuement et rythmiquement le spectacle, avec d’autant plus de ferveur et de reconnaissance envers le fait que la représentation ait pu se tenir. Le mouvement social annoncé pour cette première se sera finalement manifesté par un discours en début de soirée avec un représentant de chaque corps artistique de la maison (orchestre, chœur et ballet) demandant des augmentations salariales pour les artistes et budgétaires pour la maison, tenant notamment compte de l’inflation, du coût de la vie à Nice et de coûts mésestimés dans leurs métiers (jusqu'au prix des archets ou des chaussons de danse). Le discours qui reçoit des applaudissements de soutien et quelques huées, est suivi par un temps d'attente annoncé afin que le spectacle soit "symboliquement" retardé d'une heure en tout. L'Opéra peut toutefois bel et bien monter sur les sommets enneigés du bel canto alors qu'exactement dans le même temps, à l'autre bout de la France, la première à l'Opéra de Rouen du Voyage dans la lune d'Offenbach reste clouée au sol, annulée (suite à un mouvement de grève, demandant également des augmentations).