Docteur Halloween et Mister Dolié à l'Opéra de Rennes
Les interprètes alternent une vingtaine de morceaux éclectiques allant de la comédie musicale, et de l’opéra-comique britannique, à la chanson en passant par un répertoire plus intimiste constitué de Lieder, de mélodies françaises, et même une incursion dans le répertoire russe avec Moussorgski. Le tout est relié par une narration évoluant de la nuit énigmatique vers une forêt effrayante peuplée d’esprits maléfiques mais dont la seule issue est la mort, triomphante et égalitaire. “C’est une musique faite pour plaire”, précise néanmoins le chanteur. Et pour envoûter leurs auditeurs potentiels, avec ce programme au premier abord effrayant pour un novice, les deux ensorceleurs sont allés au-devant du public, attirant les auditeurs dans les mailles de leur filet en proposant “le Labo du chanteur” dans les bibliothèques rennaises (présentant le programme et décortiquant quelques chants).
Tour à tour conteur, poète, chanteur et même acteur, Thomas Dolié enchaîne par cœur, sans faire de pause (excepté le temps d’une pièce pianistique) se métamorphosant tantôt en Jack Skellington (dont il a même pris une apparence mince et filiforme, la chevelure noire et le visage émacié), tantôt en sorcière Lorelei, roi des Aulnes ou encore chasseur de rat à l'allure presque faustienne. Sa gestique et les expressions de son visage contribuent aussi à ces incarnations : grimaçant à souhait, sourcils froncés et regard noir ou au contraire espiègle et malicieux, sourire en coin. La stature est beaucoup plus statique dans les chants nocturnes tel le hibou conteur posé sur sa branche.
L'envoûtement est aussi bien caractérisé par la voix bien projetée du baryton assurant de son timbre profond et sombre des graves solides, des aigus et des attaques incisives pour une articulation précise. Une petite fragilité dans le soutien des notes tenues du medium est compensée par un vibrato un peu trop présent, surtout en début de récital. Mais la diction impeccable impressionne avant tout et soutient l'interprétation des textes qui s'enchaînent comme des scènes d’un opéra intimiste où le baryton joue tous les rôles (tout en passant avec agilité de l’anglais à l’allemand, au français et au russe, mettant en relief les couleurs propres à chaque langue). Des correspondances subtiles s’établissent d’un texte à l’autre. Les ambiances sont sans cesse contrastées, variées, même à l’intérieur d’une même pièce. La ligne de chant sait s’alléger vers la voix de tête pour émettre des sons filés dans une nuance pianissimo afin de suggérer l’évanescence d’un esprit avant de reprendre sa galopade effrénée à une vitesse vertigineuse pour une ronde de sorcières sarcastiques, ou descendre dans l’introspection de son registre le plus sombre. La palette se teinte d'un camaïeu de plus en plus sombre pour les mélodies nocturnes et il détimbre l’aigu en une voix presque blanche (sans vibrato) et glaçante pour l’évocation d’un fantôme murmurant (Au cimetière de Berlioz). La subtilité apportée au récit, les inflexions du chant au plus près du débit de la parole caractéristique du style debussyste sont aussi saisissantes dans le Colloque sentimental où deux spectres évoquent le passé.
Le duo formé pour l’occasion avec le pianiste Jeff Cohen contribue aussi à l'expressivité de ce concert. Discret, efficace, il est à l’écoute de son partenaire tout en installant des atmosphères sonores en adéquation avec les textes par un jeu ondulant ou au contraire plus percussif. Il confirme en soliste avec le 3ème mouvement de la Suite de Béla Bartók dans une version frénétique d’une férocité démoniaque qui s’intègre pleinement à la thématique.
Les spectateurs de tout âge, certains déguisés venant pour la première fois écouter un récital lyrique, manifestent avec enthousiasme leur satisfaction. En bis, les musiciens offrent tout d’abord une version swing de “Lorelei” de Gershwin puis la chanson de Brassens, Le Fantôme interprétée avec espièglerie.