La Servante écarlate lyrique de retour dans son berceau danois
Le roman dystopique de l'écrivaine canadienne Margaret Atwood, La Servante écarlate (publié en 1985) est aujourd'hui mondialement connu pour son adaptation en une série télévisée, qui entame cet automne sa cinquième saison (une série qui a affirmé son impact à l'échelle globale, devenant un emblème de la lutte féministe, au point que des activistes se réunissent en revêtant robe écarlate et bonnet blanc). Cette dystopie met en lumière une société fondamentaliste, dans laquelle les femmes jouent des rôles bien définis et restreints (épouses, servantes ou ménagères) privées de droits fondamentaux (éducation, liberté d'expression, travail et déplacement libres, parmi d'autres), la désobéissance étant punie par la mort ou l'exil dans les colonies à déblayer des déchets radioactifs. Le livre a connu un succès amplifié par les adaptations et transpositions dans d'autres domaines artistiques, à commencer par le film de Volker Schlöndorff en 1990 (avec un cast hollywoodien réunissant Natasha Richardson et Faye Dunaway) puis en opéra signé par le compositeur danois Poul Ruders et créé à Copenhague en 2000 dans la mise en scène de Phyllida Lloyd avec une distribution nationale dirigée par Michael Schønwandt (actuel chef principal de l'Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie).
Sur les ailes du succès planétaire de la série télévisée (confirmé par les audiences et les prix), l'Opéra royal de Copenhague reprend cette œuvre 22 ans après sa création in loco, dans l’institution tout au moins car entre-temps le spectacle a changé de salle, passant de la scène historique vers le nouvel et somptueux édifice d'opéra, construit en 2005 au bord de la mer et dédié à la Reine du Danemark, Margrethe II, présente dans la salle, autrefois comme ce soir.
Cette reprise s'avère en outre importante pour d’autres raisons. Il s'agit, selon les dires de la Directrice de l'Opéra Elisabeth Linton, de la deuxième reprise d'un opéra danois dans l'histoire de la maison lyrique Copenhaguoise, après la Maskarade de Carl Nielsen. Par ailleurs, cet opus créé en danois (à l'époque sans le surtitrage dont le public dispose aujourd'hui) est cette fois donné en anglais, langue dans laquelle ont été écrits le roman et le livret de cet opéra (par Paul Bentley), langue des différentes reprises de l’œuvre y compris en avril dernier à l’English National Opera (avec l’étonnante présence de Camille Cottin, notamment vue dans la série 10 pour cent, dans un rôle parlé, aux côtés de Kate Lindsey). Cette production danoise est également l’occasion de rendre hommage à la cantatrice Marianne Rørholm disparue il y a un an et qui créa le rôle de Defred (servante de Fred).
Poul Ruders peint les horreurs de la République de Gilead avec un langage atonal, dissonant et très intense, puisant son inspiration dans la musique de Berg ou même Penderecki. Il recourt aux effets sonores et lumineux pour dépeindre les coups de fusil de la révolution, les clusters (grappes de notes) pour caractériser le sentiment d'angoisse omniprésente. La riche orchestration au service de cette trame sait puiser le potentiel des timbres et des rythmes, jusqu'à transformer l'effectif en un grand instrument de percussions. La partition est des plus diversifiées, allant de moments tutti surchargés d'intensité à des instants intimes et même suspendus, avec peu ou sans accompagnement. Sa dentelle polyphonique est dense, incorporant et juxtaposant savamment la chanson Amazing Grace (interprétée par Serena Joy) à son langage contemporain, tandis que les airs plus modaux que tonaux (choeur des servantes du Centre Rouge chantant des hymnes religieux) apportent un contraste dans ce paysage sonore principalement atonal. L'écriture vocale s'aligne avec la véhémence instrumentale, traduisant les cris et la souffrance des âmes tourmentées. Néanmoins, les voix féminines sont poussées vers les suraigus et la stridence, au dam de l'intelligibilité du texte et de la diversité expressive.
John Fulljames, Directeur de l'Opéra Royal de Copenhague à partir de 2017 et jusqu'en août dernier, assure la mise en scène de cette production par une approche traditionnelle et respectueuse du livre(t). Sur le plan visuel, il s'inspire de la série avec des costumes (de confection et couleurs) bien reconnaissables, mais légèrement variés. La mise en scène est captivante et dynamique, avec des changements de scènes et de décors cadencés qui ne lassent pas le spectateur. Fulljames situe l'action dans un seul et vaste espace blanc, le notoire Centre Rouge (le gymnase où sont menées les servantes capturées), délimité par les murs frontaux et/ou l'éclairage, au besoin des scènes. Ces effets (et contrastes) spatio-lumineux se prêtent bien au flash-back et mise en parallèle de la vie antérieure, renforcée par les images diffusées sur la partie haute du plateau. Les choix sont clairs et faciles à lire (l'immense symbole de l'œil omniscient par exemple), sans pourtant dériver dans l’effet choc (pour les pendaisons et autres violences).
La mezzo-soprano polonaise Hanna Hipp incarne le rôle central de Defred/Offred. Elle déploie avec assurance son appareil volumineux et vibrant en s'appuyant sur un large ambitus, particulièrement savoureux dans les graves. Le vibrato est plus ou moins abondant et constant, l'intonation toujours stable mais la prononciation perd en clarté lorsqu'elle se hisse vers les cimes de sa tessiture. Le timbre est noirci et le phrasé gagne en élégance à mesure que la fosse diminue l'ampleur de son accompagnement. De ce fait, son duo avec son double, June, est le comble de la tendresse et de la soirée. Cette dernière, Sarah Champion, se présente par une voix chaleureuse et boisée, plus légère et malléable dans les aigus. Sa partie lui permet plus de netteté avec le texte, qu'elle renforce par une émission droite et une sonorité qui baigne dans la douceur et de lueur.
Parmi le proche entourage de la protagoniste, son compagnon Luke est interprété par le ténor Jacob Skov Andersen. Il se démarque par la vivacité de ses couleurs lyriques, une articulation éloquente et sa présence imposante (de son comme de jeu). Clara Cecilie Thomsen en Moira est une soprano aux aigus à la fois vigoureux, perçants mais sveltes. La délicatesse de sa ligne n’est pas encombrée par son vibrato, mais les suraigus, parfois stridents, assourdissent ses paroles. La mère de Defred est campée par Andrea Pellegrini, mezzo étoffée aux profondeurs de contralto. Les graves sonores contrastent avec les aigus minces et serrés, mais sa prestation reste claire et convaincante dans l'ensemble.
La vedette de la maison danoise, la mezzo Hanne Fischer est l’une des deux artistes ayant participé à la création de cet opus. Autrefois Defred/June, aujourd'hui Serena Joy, elle entonne Amazing Grace d’une voix bien ancrée dans l'assise, mais dégagée et resplendissante dans le haut de sa gamme. Elle sait allier le parlé et le chanté, avec une prononciation impeccable et la justesse immuable de ses balancements mélodiques entre les registres.
Le Commandeur Morten Staugaard est net et expressif avec ses couleurs sombres, mais peine à retrouver un juste équilibre sonore. Sa projection demeure limitée, notamment dans les graves profonds qu’il n’atteint pas. Sa présence scénique n’en est pas moins indéniable, mais son jeu s'avère un peu convenu. Paul Curievici incarne Nick, le chauffeur et le garde-corps du Commandeur qui aidera Defred dans sa fuite. Son instrument est à la fois lyrique et nourri, bien projeté dans l'espace, très solide dans la voix de tête. Ulrika Tenstam se présente en Rita par son mezzo teinté et large, mais sans finesse dans l'expression.
La Tante Lydia de Gisela Stille est un personnage phare de la République de Gilead. Elle s'oppose à Defred par une voix très aiguë et irradiante, voire blanchie. Elle peine à dépasser l'orchestre, manquant d'une autorité vocale qui pourrait égaler son autorité dramatique. Nina Sveistrup Clausen joue Janine/Dewarren, personnage dérangé et déstabilisé par la perte de son enfant dans ce système déshumanisé. Son jeu d’actrice est celui d’une forcenée mais son chant s'appuie sur ses aigus, tendres et légers à l'émission droite.
En Deglen, Sara Swietlicki est solidement projetée et souple dans ses exploits mélodiques, parfois arpégés et sautillants. Le timbre est lumineux mais bien posé dans les graves, alors que sa remplaçante dans le récit, la nouvelle Deglen (Sophie Haagen) présente un ton clair et juste, bien étoffé et rectiligne.
Dans les plus petits rôles, Gert Henning-Jensen (autre participant de la création en 2000) revient en Docteur avec son ténor lyrique et irradiant, assez élastique et remarquable dans les notes entonnées en voix de fausset. L'épouse du Commandeur Warren (Annika Isgar) chante par une voix nourrie et vibrée, Marcus Birgersson en Commandeur X est brillant et lyrique, tandis que la Tante de Moira (Ditte Errboe) présente une voix charnue et dramatique, mêlée avec le parlé.
L'Orchestre de l'Opéra Royal de Copenhague est dirigé par Jessica Cottis qui assure un haut niveau de coordination entre la fosse et le plateau, les musiciens étant bien sonores (quelques fois dépassant les solistes). Différents instrumentistes assument les effets figuratifs, imitant et renforçant les moments dramatiques sur scène, comme les cris et les sons d'angoisse (dignes d'un film d'horreur). Le chœur féminin de la maison donne et renforce du contraste et de la clarté d'expression, avec harmonie et délicatesse. Leurs confrères masculins sont tout autant équilibrés et précis dans leur brève apparition.
John Fulljames altère la fin en ajoutant l'échappatoire de Gilead, les retrouvailles avec les autres servantes et leurs familles, affichant un message d'espoir.
Un torrent d'applaudissements vient alors saluer les artistes qui, après s’être inclinés devant sa Majesté la reine, saluent le public pendant de longues minutes.