L'Opéra de Washington loin de l’heure espagnole pour Le Trouvère de Verdi
Il Trovatore créé en 1853 par Giuseppe Verdi prend pour appui une histoire d’amour et de pouvoir dans l’Aragon : El Trovador, pièce de théâtre du dramaturge espagnol Antonio Garcia Gutiérrez. La mise en scène de Brenna Corner à l'Opéra National de Washington choisit de se placer du côté du conte, ou du mythe historique, en insistant sur les décalages narratifs, au risque justement d’une certaine incohérence esthétique. L’action sur scène est ainsi doublée par quelques mots projetés sur le rideau (représentant un parchemin), et présentant l’essentiel du contexte, avec un effet de « cartons », comme au cinéma muet. Les personnages sont en costumes d’époque, dans un décor aux grands panneaux coulissants (techniquement astucieux), avec des rampes et d’autres éléments d’inspiration modernistes. A cela s’ajoutent quelques projections, comme des ombres, permettant d’expliciter le contenu de certaines scènes (le récit de la mère brûlée vive, Manrico surgissant en archer, notamment).
Les déplacements du chœur sont cependant dignes d’une chorégraphie, leur maniement des épées rappelle ainsi presque la danse des chevaliers de Roméo et Juliette. Cet engagement physique habille ainsi la scène pendant tout l’opéra, d’autant que l’engagement physique du chœur se double d’un engagement vocal. Les hommes du chœur se font chevaliers de cette guerre civile et de cette partition de manière harmonieuse, notamment via la musicalité aisée des ténors, les harmoniques et contre-chants travaillés des basses tout en onctuosité. L’ensemble de la phalange déploie une puissance ample et une diction impeccable.
Ferrando, le capitaine de la garde, est souvent la partie soliste émergeant de ces moments. Ryan Speedo Green en propose une interprétation collant au personnage, en sonorités graves et caverneuses, tirant même vers un certain côté nasillard dans les aigus. Sa puissance et son dynamisme en font un homme d’action, physiquement et musicalement (notamment dans les attaques).
Les voix féminines du chœur saisissent avec efficacités leurs passages. Les sopranos accompagnent ainsi la plupart des moments avec des suraigus enjoués, bien que parfois un peu criards. Les altos se montrent elles particulièrement discrètes, et ne se dévoilent vocalement qu’en nonnes. La subtilité des voix féminines offrant alors une amplitude sereine, avec des graves ronds et posés en simplicité.
Leonora, est interprétée par la soprano Latonia Moore dont les aigus impressionnants se déploient avec amplitude, mais la voix ne tient hélas pas, en cette représentation dominicale. Pour soutenir les aigus, le timbre se fait un peu crié tandis que les descentes relâchent le soutien et la justesse. La chanteuse semble elle-même consciente de ces défauts et se recentre sur la technique ainsi que la finesse du médium (mais contrastant d’autant plus avec le reste de la tessiture et des moments vocaux difficiles).
Sa confidente Ines allie à l’inverse la puissance et la technique d’Amber Monroe avec une grande aisance dans chacune de ses (trop brèves) apparitions. Son large vibrato est très chaleureux.
Manrico et le Comte offrent eux aussi des caractères et performances très contrastés. En Comte de Luna, Christopher Maltman assure avec une certaine efficacité toutes ses parties. Son timbre clair lui donne aussi une interprétation particulière, presque lisse, mais qui convient au personnage. Un certain manque de puissance se fait toutefois ressentir dans les ensembles et avec le chœur, sa tenue musicale qu’il mêle à un vibrato large dans les aigus se perdant dans le manque d’ampleur et de dynamisme de ses interventions.
Le brio du personnage de Manrico est ici saisi par Gwyn Hughes Jones, ténor qui plonge dans l’esprit d’un troubadour articulé mais aux attaques spontanées, avec un vibrato naturel et surtout une virtuosité dans les vocalises. Le jeu avec la harpe rappelle un duel avec le luth, et prélude à une démonstration de puissance vocale soutenant le caractère de cet amant et rival politique ténébreux.
Raehann Bryce-Davis propose une Azucena intense. L’interprétation sur scène ne déploie pas de spontanéité, mais la musicalité est toujours présente avec une grande densité. De son mezzo-soprano, elle travaille ici l’aspect maternel, avec un timbre chaud et enveloppant, y compris dans les aigus. La dimension réaliste de cette voix, qui va jusqu’à volontairement se casser dans les pleurs des dernières scènes, témoigne d’une maîtrise technique constante.
Le personnage de Ruiz, interprété par le ténor Kevin Punnackal, reste discret dans ses interventions essentielles, mais montre au contraire un véritable engagement dans certains moments plus anecdotiques, notamment dans ses réponses vocales à Manrico. Professionnel et efficace dans ses attaques, il déploie une certaine puissance, bienvenue, qui permet au texte de bien passer (y compris dans des montées en voix mixte).
Le Vieux Gitan, interprété par James Shaffran, s’investit physiquement mais sa voix manque un peu de puissance avec un timbre serré. Le messager (David Artz) assure son rôle avec efficacité, se remarquant par une grande puissance vocale, d'une voix dense aux résonnances légèrement caverneuses.
Le chef Michele Gamba dirige l’ensemble avec simplicité, et une certaine discrétion face à cette partition et aux différentes personnalités qui s’affrontent sur scène. L’orchestre assure ainsi ses parties sans faire de vague, mais en ménageant la joliesse des cordes et la grande délicatesse des bois (très importantes pour cette partition). Le public pris au jeu de cette grande fresque politico-amoureuse et de l’incarnation des solistes, salue cet opéra intense de « bravo » et « brava ».