Le Messie selon Jarry applaudi à Versailles
Attendu comme Le Messie à la période de Noël, ce fameux oratorio composé par Georg Friedrich Haendel en 1741 est cette année confié par Versailles Spectacles à La Chapelle Harmonique, orchestre et chœur de Valentin Tournet. Mais, celui-ci étant touché par la pandémie, il est remplacé par Gaétan Jarry "au pied levé". Rarement cette expression aura été si littérale, tant ce chef passe l'essentiel de son temps à diriger soit vers l'avant sur des pointes sautillantes rappelant un danseur, soit sur l'arrière des talons, courbé tel un roseau, pour respectivement lancer le son aérien et nourrir les accents des entrées fuguées. Les grands élans qu'il insuffle à La Chapelle Harmonique savent aussi déployer des phrasés très liés. Le continuo épais nourrit le tutti qui sait aussi commenter le jeu des solistes avec une aussi grande implication. Le visage du chef est d'ailleurs tout aussi expressif que ses mouvements, mais moins visible à l'auditoire par définition, contrairement à quelques immenses soupirs de son souffle (qui anticipent parfois les plus puissants accords dans un effet sonore particulier, d'autant plus particulier lorsque cet investissement sonore précède un seul et "simple" accord de récitatif). Gaétan Jarry met ainsi l'intensité de sa direction expressionniste au service des immenses changements expressifs de cette partition, au long de ses trois parties (Nativité, Passion, Rédemption) et, par ce remplacement, il se place à la tête d'une trilogie de concerts événements en ce début de mois à Versailles : après la reprise maison des Noces de Figaro par James Gray avec l'Orchestre de l'Opéra Royal dont la dernière était ce 1er décembre, il enchaîne donc les deux premiers concerts de Noël, avec ce Messie de Haendel du 8 décembre, et les Grands Motets de Rameau/Mondonville le surlendemain avec son Ensemble Marguerite Louise.
Les quatre solistes sont au diapason de la richesse de l'œuvre et de la direction. La soprano Chiara Skerath déploie dans sa voix le constant et lumineux sourire de ses lèvres et de son regard, avec agilité et soutien. Elle s'anime elle aussi physiquement, mais d'un léger balancement, au rythme de la musique et de ces Rejoice! avec des projections marquantes. Les vocalises sont tout aussi expressives, pensées et chantées que les airs et récits. La tendresse du "cœur doux et humble" complète sa palette vocale et de sentiments.
Krystian Adam nourrit lui aussi son ténor et ses vocalises, avec un grand soutien déployant son crescendo assuré dans toutes les nuances et dans son médium. Il soutient même avec l'intensité des accents lyriques les récitatifs accompagnés (leur donnant un puissant caractère Mozartien barytonnant), le tout en projetant sa voix bondissante à travers la chapelle et "Ev'ry valley" comme le dit le texte.
Le baryton-basse Raimund Nolte assure la partie soliste grave avec un volume très sonore et cuivré. La ligne projette ses accents en éclats mais sait aussi se lier et se délier, ce qui est précieux pour ne pas délayer les grandes vocalises, et ce qui contribue aussi au caractère religieux de la pièce (comme s'il lisait et psalmodiait -mais avec force lyrisme- une écriture manuscrite des évangiles). Les moments plus lents se déploient en soufflets, enchaînant crescendi/decrescendi, mais pimentés d'accents pour toujours traduire la puissance de la flamme divine dont parle son texte. L'enchaînement avec le feu purificateur chanté en tendresse par le contre-ténor Alex Potter n'en est que plus grand. Cette tendresse se caractérise par la douceur du timbre mais sait se projeter avec une précise présence (hormis dans les extrémités de la tessiture). Très appliqué et éloquent dans la narration du propos par son articulation et respect expressif des changements de tempi selon les caractères du drame, le chanteur sait s'appuyer encore davantage en cours de phrase sur les mots et les notes les plus emplis d'expressivité.
Les solistes, en-dehors de leurs solos, soutiennent aussi le chœur, en son cœur et de part en part, Chiara Skerath étant placée à l'extrémité côté Jardin, Raimund Nolte à l'extrémité côté Cour, leur permettant d'offrir leurs timbre et soutien à l'ensemble qui ne souffre que de rares imprécisions (de rythme et de projection). Les solistes chantent ainsi tous les chœurs : même lorsqu'il n'a pas le temps de rejoindre ses camarades de pupitre entre deux sections, Alex Potter chante alors sur une chaise en bord de scène dans un étonnant effet de spatialisation avec ses collègues lointains. Les membres de ce pupitre d'alto se regardent alors intensément, mais la distance renforce encore l'hétérogénéité de leur quatuor aux voix inégales (avec une chanteuse placée près des sopranos et peinant à asseoir la voix, comme les contre-ténors placés près des ténors peinent à la lever). La fatigue de cette longue œuvre et la rencontre, inattendue et récente de ce chef et de cet ensemble pour ce concert se font ressentir, mais tout est balayé par le légendaire Hallelujah (dont le chœur annonçait déjà les accents avec les autres mots capitaux : Wonderful, God notamment). Le chef et le public vers lequel il se retourne alors partagent le sourire radieux que produit sans faillir cet Hallelujah (accompagné alors d'une surenchère de gestes dansants par Gaétan Jarry).
Les musiciens longuement et fortement applaudis reviennent offrir un rappel comme une évidence : "à votre avis, lequel ?" demande le chef malicieux à l'assistance avant de lancer bien entendu à nouveau ce fameux Hallelujah. Si les spectateurs français ne suivent pas la tradition britannique consistant à se lever durant ce sacré morceau, le public versaillais finit debout pour acclamer les artistes.