Le Château de Barbe-Bleue tellurique à la Philharmonie de Paris
La première partie de la soirée propose la création française d’un Concerto pour violon du prolifique compositeur Bryce Dessner (très influencé par la musique minimaliste américaine mais pas exclusivement) et dédié à son créateur, le brillant et atypique violoniste Pekka Kuusisto. Ce dernier, chef d’orchestre et compositeur, est depuis cette année Directeur artistique de l’Orchestre de chambre de Norvège. Très présent au sein du répertoire contemporain, Pekka Kuusisto déploie de façon presque continue durant les 25 minutes que dure ce concerto avec orchestre, une virtuosité étonnante et échevelée. Cette pièce nouvelle assez dense et somme toute tonale reçoit un accueil favorable du public qui salue avec enthousiasme la performance du violoniste (celui-ci offrant en bis en guise de remerciements, deux mélodies nordiques lui permettant d’atteindre avec son violon au son presque impalpable).
La seconde partie de le soirée invite dans Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók, dont Esa-Pekka Salonen semble connaître tous les méandres et les plus infimes subtilités. Le chef semble comme soulever l’Orchestre de Paris qui s’arrime à sa direction volcanique avec un déploiement enthousiaste. Dans cet ouvrage lyrique d’une puissante intensité dramatique, chaque ouverture de porte traduit un paysage symphonique puissant et différent avec, pour sommet et point d’orgue, l’ouverture de la cinquième porte. Le chef d’orchestre se tourne alors vers le public, tandis que la salle de la Philharmonie s’éclaire au maximum et que les panneaux dissimulant habituellement le grand orgue s’entrouvrent pour faire apparaître le magnifique instrument dans une lumière enchanteresse. L’orgue déploie alors ses accords au sein du renversant tutti que marque l’ouverture de la porte : moment d’une rare et puissante intensité, résonnant encore sur l’épisode du Lac des larmes.
Cette condensation sur une heure de musique de l’opposition suprême entre deux êtres torturés (Judith recherchant la vérité et la lumière avec exaltation et courage, Barbe-Bleue confronté à perpétuité à un destin inexorable et sans issue) est ici incarnée par Nina Stemme et Gerald Finley. La comédienne (et chanteuse) Judith Chemla assure de surcroît une plongée dans l’ouvrage, avec le prologue parlé original en français.
Nina Stemme semble défier son rôle de Judith, Barbe-Bleue, et les ans. Sa voix aux aigus d’airain et comme dardés, conserve toute sa stabilité, toujours fraîche malgré les parties écrasantes qu’elle aborde sans discontinuer. Le grave ici marque par sa puissance et la richesse de sa couleur mordorée. Elle campe une héroïne passionnée, au visage puissamment expressif, résolue jusqu’à accepter par amour le plus funeste des destins. À ses côtés, au-delà d’une projection en salle moins affirmée, Gerald Finley oppose un Barbe-Bleue déjà affecté, assez humain en somme. Un peu plus de mordant et de variétés dans les sentiments eussent toutefois été précieux pour habiter pleinement ce personnage complexe. La belle voix de caractère du baryton-basse manque d’un peu de profondeur et de noirceur pour ce rôle, mais l'attention au legato et à la musicalité demeure.
La soirée saluée de larges ovations et de multiples rappels rend aussi impatient de confronter cette version du Château de Barbe-Bleue avec celle programmée à l’Opéra Bastille le 9 janvier 2022 : Josep Pons conduira l’Orchestre Symphonique du Liceu de Barcelone avec deux chanteurs charismatiques, Aušrinė Stundytė et Sir Bryn Terfel.
Esa-Pekka Salonen dirige le Château de Barbe-Bleue avec Nina Stemme et Gérald Finley ! @philharmonie @OrchestreParis ! Immense ! pic.twitter.com/YMExZypLBk
— Chrysoline Dupont (@chrysoline) 9 décembre 2021