Représentation de l'Âme et du Corps par Carsen à Vienne
La naissance de l'opéra est souvent confondue avec celle de son premier chef-d'œuvre universellement reconnu, L'Orfeo créé par Monteverdi en 1607, mais le genre naquit avant. Avant aussi cette Représentation de l'Âme et du Corps, dont la date de 1600 est toutefois pratique pour proposer ce résumé de l'opéra de 1600 à 2022 au début de cette nouvelle saison, la dernière de l'ère Roland Geyer.
Retour vers l'origine de l'opéra en toute modernité
Emilio de Cavalieri était a fortiori (outre ses fonctions diplomatiques) un membre important de la Camerata fiorentina (la chambre Humaniste de Florence, laboratoire de l'opéra). L'opéra allégorique évoque la thématique biblique du débat entre l'Âme et le Corps : alors que l'Âme aspire consciemment à la paix et au repos, l'aspiration du Corps est souvent distraite à cause des tentations mondaines. Dans l'esprit du croisement entre le théâtre et l'opéra qui détermine également cette nouvelle saison, la mise en scène de Robert Carsen (avec Ian Burton, son collaborateur de longue date, en dramaturgie), prend l'humanité des allégories au pied de la lettre et les représentent en figures humaines sur les frontières entre le réel et le fantastique, mettant le couple Âme-Corps et leur conflit au milieu de la représentation. La production profite de l'éclairage de Peter van Praet, directeur de l'éclairage à l'Opéra de Flandre, avec la chorégraphie de Lorena Randi, qui a travaillé entre autres pour le Royal Opera House et le Théâtre du Châtelet.
Le spectacle commence bien avant l'heure indiquée et même la sonnerie. La scène sans décors met déjà en abyme un avant-spectacle, laboratoire et chambre obscure. Les chanteurs arrivent pour une répétition scénique avec leur valise, mais sans vraiment savoir ce qu'ils doivent répéter. Un prologue moraliste vient alors briser le quatrième mur et incite les spectateurs à réagir : le texte moraliste d'origine est remplacé par le débat des chanteurs sur ce prologue, sur la finalité morale et spirituelle de l'œuvre. Tout d'un coup, l'entrée du Temps, habillé en clochard ivre, provoque un changement d'ambiance sur scène (l'éclairage s'assombrit pour signaler le véritable "début" de l'opéra). Entrent dans l'obscurité, l'Âme et le Corps, tous deux de jean vêtus. Ce couple, tels Pamina et Tamino, doit passer plusieurs étapes de purification afin d'acquérir la sagesse et la connaissance qui leur permettra de monter au ciel. Le plateau tournant, les effets d'éclairage qui alternent entre le naturel et le fantastique, ainsi que les apparitions du chœur marquent les différentes phases du rituel. Le parcours initiatique atteint son point culminant sur l'ouverture de l'Enfer et le chœur des âmes damnées qui surgit de la trappe, pour se conclure par l'admission du couple au ciel célébrée par une scène de fêtes et de danse. Ce dernier épisode signale également un retour (équivoque) au monde réel, à la scène dénudée du tout début du spectacle, qui boucle la boucle de cette représentation.
Anett Fritsch, incarnant l'Âme, impressionne dans sa prise de rôle. Son timbre, à la fois velouté et épais, garantit l'énergie du chant qui s'impose de bout en bout de manière sûre et élégante. Dramatiquement, la diction limpide facilite la compréhension du rôle et ses luttes intérieures, tout en renforçant, vocalement, les transitions aisées entre les registres dans la maîtrise affirmée des fioritures. Elle infuse son humanité à la figure allégorique : son interprétation convaincue du rôle est à la fois fidèle au texte originel et au cadre fourni par la mise en scène.
Daniel Schmutzhard incarne sa contrepartie, le Corps. La rondeur et le caractère chaleureux de son timbre se laissent remarquer dans les parties solistes comme dans ses échanges avec l'Âme. De manière générale, le chant est imposant dans tous les registres, particulièrement dans les graves, appuis solides pour les montées et les notes tenues. La rencontre vocale avec l'Âme sur le registre médian produit un frôlement et l'éclat des textures met en valeur les deux voix.
Florian Boesch interprète le Bon Conseil aux frontières entre la gravité et l'ironie. La complexité de son interprétation bénéficie de la spontanéité de sa présence scénique comme de sa capacité vocale. Son timbre, naturellement sombre et granuleux, ne limite nullement la grande exigence de l'expressivité du chant, d'ailleurs rendue encore plus vivante grâce à la propreté de sa diction.
Dans le rôle de l'Ange gardien, le contre-ténor Carlo Vistoli est également solide et expressif. Sa présence scénique comme guide et observateur est renforcée par l'éclat du timbre, qui se manifeste avec épaisseur et brillance dans la transition vers le registre médian et le registre haut. En outre, l'effet d'évaporation de la voix pendant les notes longues dans l'aigu est volontaire et maîtrisé. Cyril Auvity démontre un degré similaire de maîtrise du timbre, ainsi que des fioritures et des vibrati dans le rôle de l'Esprit. Georg Nigl, dans un double rôle du Temps et du Monde, emploie le caractère rugueux de son timbre pour pimenter la solidité du chant au moyen d'accentuations tranchantes. En Vie terrestre, collaboratrice du Monde dans la tentation de l'Âme et du Corps, Giuseppina Bridelli (chantant également l'Âme béate depuis les coulisses), met la transparence texturée de son timbre au profit du naturel et de l'allégresse de son chant (maintenus avec stabilité malgré ses vifs mouvements corporels). Margherita Maria Sala, incarnant la Paix, enchante avec la richesse de son timbre la maîtrise des nuances qui vont de pair avec une diction remarquable.
Le Chœur Arnold Schoenberg sous la direction d'Erwin Ortner démontre un sens d'unité, et dans un même temps soigne la couleur et l'expressivité individuelles de chaque voix. Les parties méditatives sont régulières et disciplinées, tandis que les parties vives prouvent une grande précision d'articulation et de syncopes. La transition vers le deuxième acte et la scène d'interrogation des âmes damnées vers la fin du troisième acte démontrent bien ces qualités et sont particulièrement marquantes. D'ailleurs, la direction scénique dynamique souligne bien l'importance du chœur comme témoin et commentateur, conformément au rôle de chœur dans la tragédie grecque adapté par Cavalieri.
Giovanni Antonini dirige son propre ensemble spécialisé en musique du XVIIe et XVIIIe siècles, Il Giardino Armonico, avec sensibilité et profonde compréhension du style et du contexte de l'œuvre. L'expressivité des vents orne la masse sonore en fournissant une couleur spécifique dans les parties méditatives et, dans les parties vives, la netteté et la précision des ponctuations. Les vents assurent la fluidité résonnante dans le registre médian, alors que la basse, solide de bout en bout, est un fondement, un appui sûr pour les autres instruments dans les notes longues et les passages sinueux.