Theodora Queer au Teatro Colón
La « théologie indécente » de Marcella Althaus-Reid, jadis Professeure à Édimbourg, fournit matière à ancrer l’argument original de Theodora de Haendel sous un angle idéologique actuel mêlant féminisme et études de genre. Tel est le choix audacieux et risqué du Teatro Colón confié au metteur en scène argentin Alejandro Tantanian pour la première de cet oratorio dans une maison d’ordinaire plus tournée vers une certaine tradition.
Du spéculaire…
Cette production met en relation la tragédie d’une martyre chrétienne de l’Empire romain du IVe s. après J.-C. avec nos préoccupations contemporaines visant à revendiquer les droits des femmes et des minorités sexuelles. Or, l’oratorio de Haendel est créé à Londres en 1750, précisément à une époque où l’Église réformée d’Angleterre, suite à la main mise des Puritains aux XVIe et XVIIe siècles, vivait une période de Grand Réveil visant à redonner de la vigueur à la vie religieuse avec des débats sur l’expérience de la conversion, le salut par la grâce et l’expression d’une foi par l’émotion et la sensibilité, soit autant de thèmes en lien avec l’intrigue de Theodora mais a priori peu en rapport avec les queer et gender studies. La tâche d’Alejandro Tantanian n’était pas simple et l’insertion, à la façon de récitatifs, de maints extraits de l’œuvre de Marcella Althaus-Reid, aussi intéressants, troublants et même percutants soient-ils, participe de la multiplication de discours en surexposition qui brouillent davantage qu’ils n’illustrent ou prolongent l’intrigue d’origine. Le caractère troublé du propos l’est également dans la forme : d’une part, la voix amplifiée de la comédienne Mercedes Morán lisant avec solennité les extraits de l’œuvre de Marcella Althaus-Reid tranche considérablement dans un univers lyrique où la grâce repose sur la mise à nu de voix livrées au public sans ambages ni artefacts techniques. D’autre part, cette surexposition se constate également par la démultiplication des champs visuels. Les chanteurs sont ainsi filmés par un caméraman présent en scène alors que ses images sont projetées sur un écran à mi-hauteur se superposant à l’action scénique elle-même et au fond de scène. Le comble du spéculaire est atteint, dans ce jeu de miroirs sans fin, avec la reproduction sur ce même grand écran de coups de pinceaux abstraits exécutés depuis une table, située côté cour au fond de la scène et surplombée d’une caméra plongeante. L'utilité de ce dispositif n'apparaît toutefois pas clairement. Le seul décor structurant la scène est une estrade qui fait la part belle au recyclage : des éléments de cette estrade indiquent explicitement la mention "Idomeneo 2014" (l’opéra de Mozart ayant effectivement été monté durant cette saison au Teatro Colón).
…au spectaculaire
C’est en fin de compte sur le plan musical que le spectacle trouve sa pleine dimension. La direction du chef invité Johannes Pramsohler, spécialiste de ce répertoire, est remarquée pour sa précision et sa justesse expressive. L'Orchestre permanent du Colón, dans une formation réduite pour la circonstance, répond avec docilité à la moindre de ses injonctions ou sollicitations gestuelles. Tout est nuances et couleurs, dans une harmonie sonore délicate et souvent subtile.
Theodora est interprétée par la Coréenne Yun Jung Choi. La voix est claire, les intentions et effets sont limpides, sans efforts apparents, servis par un souffle long, tandis que les projections sont aussi soignées que soyeuses. Une certaine élégance mêlée de rigueur expressive s’échappe de formes et volutes vocales déployées avec facilité. Le spectateur peut toutefois regretter chez cette chanteuse qui a déjà une solide carrière internationale derrière elle une gestuelle trop stéréotypée pour l’occasion. Yun Jung Choi offre en outre deux duos très convaincants en compagnie du contreténor Martín Oro (Didymus) qui fait preuve d’un engagement vocal et théâtral sans faille. Lors de leurs duos, l’équilibre des timbres et des volumes tend même à une saisissante stéréophonie empreinte de lyrisme et d’une poésie rare, en particulier dans leur second moment d’intimité partagée, dédié à leur immortalité.
Le ténor Santiago Martínez est un Septimus convaincu, les projections sont puissantes et l’articulation ouverte est au service d’une expressivité stylistique appréciable comme d’un jeu théâtral juste et précis en toute circonstance, même lorsqu'il chante couché sur le ventre dans une position pourtant peu propice à l’épanchement lyrique. La voix chaude et détonante de Víctor Torres fait de lui un baryton vocalement autoritaire dans le rôle du gouverneur Valens, sa stature vocale affirmant le caractère inflexible de son personnage.
La mezzo Florencia Machado (Irene) possède une voix pleine, ronde et chaleureuse. Une technique éprouvée lui permet d’exécuter des trilles techniquement bien maîtrisés. Iván Maier est enfin un Messager qui se fait remarquer par la puissance de ses projections et la clarté de son timbre.
L’invitation à la théologie contemporaine est salutaire mais elle trouble passablement des références culturelles dont seule la musique, in fine, doit rendre compte. C’est sans doute elle que le public récompense, flatté aussi du fait qu’une intellectuelle argentine contemporaine et qui leur était jusque-là inconnue ait pu, le temps d’un spectacle chaleureusement accueilli dans ce temple de la tradition, côtoyer le nom d’un compositeur illustre marquant l’apogée de la musique baroque européenne.