L’Élixir d’amour à l’Opéra de Paris : l’équilibre et le flacon sans l’ivresse
La production de Laurent Pelly, créée in loco en 2006, a fait ses preuves. Situant l’action dans l’Italie telle que la représente le cinéma italien des années 1950-1960, elle mélange inventivité et respect du texte (caractéristiques du travail du metteur en scène). Déjà, la scénographie propose de véritables terrains de jeux : que ce soit cette pyramide de paille du premier acte qui permet aux chanteurs d’évoluer verticalement ou la camionnette vieillotte de Dulcamara qui s’ouvre pour devenir une scène de théâtre. Les personnages sont finement dessinés : Adina libre et légèrement arrogante sur son solex, Nemorino touchant, qui vit un peu trop intensément les évènements. Tout ce petit monde joue à s’observer, se tromper et se désirer librement, comme le symbolise le retour d’Adina et de Nemorino à la fin de l’opéra, de la paille dans les cheveux, ayant visiblement profité d’avoir quitté la scène pour s’aimer.
Néanmoins, ce soir le spectacle ne se départit pas d’une certaine raideur. Il faut attendre la fin de la deuxième partie pour qu’enfin passe l’émotion attendue : les gags s’accumulent, parfois un peu extérieurs à l’histoire, des petits accidents se produisent comme ces bouteilles qui tombent sur la scène, tous les chanteurs sont investis mais ne jouent pas forcément ensemble (en ce soir de première en tout cas).
Sur scène, personne ne démérite pourtant. Matthew Polenzani est très à l’aise sur le plateau, peut-être un peu trop : il bouge dans tous les sens, dansant presque, levant les bras, les croisant, désignant avec le doigt tout ce dont il parle. Cette agitation, peut-être voulue par la mise en scène, fait perdre un peu d’impact à son Nemorino pourtant très crédible, à la maladresse touchante. La voix partage ces qualités et ces défauts : libre, elle sonne généreusement dans la salle de la Bastille et le chanteur ose des effets et des piani en voix mixte, avec cette bravoure qui fait le sel du bel canto. Son air "Una furtiva lagrima" heureux et sincère est très applaudi. Néanmoins les voyelles s’ouvrent beaucoup dans le haut medium, le timbre se disperse alors et le chant perd de sa noblesse.
Son rival, Simone del Savio, possède à l’inverse la tenue et la prestance un peu bête même de Belcore, il sait également habiter avec intelligence son texte. Dommage que la voix, virile mais un peu écrasée sur les graves, paraisse étouffée par rapport à celles de ses collègues, voire bouge un peu sur les aigus, car le personnage y perd en autorité. Carlo Lepore est un Dulcamara sonore, bateleur mais avec une certaine classe, plus à l’aise dans le chant syllabique que dans le legato. Le timbre n’est pourtant pas totalement sacrifié au texte ce qui donne du relief à son personnage tout au long de l’opéra.
Lucrezia Drei dans le petit rôle de Giannetta, apporte sa présence réjouissante avec une voix séduisante et claire, plus sonore dans son petit air que dans ses brèves interventions du début.
Enfin, la jeune chanteuse américaine Sydney Mancasola dans le rôle d’Adina déploie son timbre très séduisant et homogène sur toute la tessiture. La voix vibre librement, modulée en intensité seulement par le souffle. Elle est pourtant par moments un peu confidentielle, devenant plus brillante dans le haut medium et les aigus : une voix fondamentalement légère mais ronde et voluptueuse. Son Adina est physiquement très crédible, tour à tour espiègle et bouleversée. La chanteuse semble certes un peu plus nerveuse à la fin de l’opéra, portant par moments sa main à son oreille, mais elle laisse pourtant entendre des aigus rayonnants et un chant d’une grande qualité, qui s’épanouira sans doute davantage après ce soir de première.
Les Chœurs de l’Opéra de Paris (après un début de saison inquiétant et pourtant toujours masqués) sont très investis dans cette production qu’ils connaissent bien, animant les scènes de personnages fugitifs qui donnent un vrai relief à l’ouvrage. Les voix, puissantes et musicales, contribuent au plaisir de la soirée.
À la baguette Giampaolo Bisanti semble tout oser, fouettant son orchestre, notamment dans les finales, quitte à risquer quelques décalages ou bien à couvrir les chanteurs. La comédie y gagne en vivacité et en gaieté ce qu’elle perd un peu en pur beau chant.
Une soirée plus équilibrée et professionnelle que véritablement endiablée, mais prometteuse pourtant.