Paris Opera Competition : zoom sur une sélection lyrique en visio
Le "distanciel" qui s'est imposé avec la pandémie à notre quotidien, y compris artistique, est encore loin d'avoir disparu. D'importantes contraintes subsistant encore, des outils forgés durant le chacun-chez-soi sont toujours d'actualité (et pourraient même continuer de manifester leur utilité à plus long terme). Les outils de streaming se sont considérablement et rapidement développés durant la crise, notamment car ils permettaient de ne pas annuler tous les engagements des artistes et pour maintenir des liens avec les spectateurs. Le streaming permet ainsi non seulement de rendre des prestations artistiques accessibles à davantage de téléspectateurs, mais il permet aussi aux artistes de se (re)présenter à travers le monde en économisant des longs voyages, problématiques a fortiori en temps de crises économiques (pour leurs finances personnelles), en temps de crise écologique (pour le bilan carbone) et de crise sanitaire.
Si le monde de la culture vivante se déconfine enfin vraiment avec le retour aux jauges pleines côté public, et si rien ne remplacera jamais l'émotion ressentie dans le face-à-face incarné avec l'art vivant, la crise continue de nous inviter à mesurer les apports de la retransmission technologique : la Paris Opera Competition a donc organisé les passages de ses dizaines de demi-finalistes en visio. Mais pas n'importe comment : grâce à l'ingénierie de "RecitHall", plateforme de streaming créée pendant le premier confinement par les pianistes Didier Nguyen et Ismaël Margain, permettant la retransmission en direct de concerts, et en l'occurrence de toutes les prestations de ces demi-finales au jury et aux téléspectateurs. Le confinement a en effet montré (à qui l'ignorait encore) combien la captation et la réalisation sont un art qui doit se hisser au niveau de la performance (en allant infiniment plus loin que de seulement poser une caméra avec un micro devant une expression artistique).
Si les présélections se sont faites comme à l'accoutumée pour ces concours, sur dossiers et via l'envoi d'enregistrements, la demi-finale reste exceptionnellement numérique, mais en direct (ce qui change tout). La technique doit en effet suivre, pour permettre cette sélection en direct et offrir ce résultat, notamment car l'objectif fixé est ambitieux : "reproduire au maximum les conditions d'un concours en présentiel, le plus équitable pour tous les candidats avec la meilleure qualité tout en restant dans un budget raisonnable et pour des compétences techniques abordables".
Concrètement les candidats sont accompagnés dans l'installation technique informatique. Le matériel et les logiciels contribuent à l'équité de l'épreuve : chacun des candidats a un dispositif similaire (remboursé par le concours) permettant aussi de s'assurer qu'ils effectuent bien une performance unique et en direct (évitant toute possible rediffusion d'un enregistrement préalable ou tout enjolivement de la réalité sonore). Les candidats bénéficient donc ainsi également d'une petite formation aux outils et enjeux de la prestation à distance (la connaissance des matériels et logiciels assurant une qualité de cadrage, niveaux visuels et sonores, balance, synchronisation) et les installations sont vérifiées et testées à distance par les équipes de RecitHall. Et si la réalisation est encore perfectible, si les qualités vidéos sont assez disparates (certaines étant un peu floues et ralenties, mais très rarement), le son est globalement de fort bonne qualité et remplit donc l'objectif premier.
Ces objectifs ambitieux et novateurs semblent, paradoxalement, à la fois déjà extrêmement avancés (pour un tel projet monté de rien et s'appuyant sur un protocole déjà remarquable) mais encore loin d'être atteints, notamment concernant le vœu que les candidats n'aient plus à se concentrer que sur leur prestation, ainsi que sur l'expérience du téléspectateur.
Le fait que tout ce processus d'audition soit retransmis en streaming gratuitement via la plateforme RecitHall permet certes de rendre le processus "visible" par le grand public, mais pas encore véritablement visionnable. Le jury étant prioritaire dans ce processus de sélection, cette première expérimentation d'un cyber-concours n'a hélas pas eu le temps ni les moyens de proposer l'accompagnement minimal pour les téléspectateurs, ni un retravail quelconque pour la rediffusion. Le streaming et le replay proposent ainsi 16 heures de vidéo, dont de longues heures d'écrans d'attente, entre les auditions. Le spectateur ne peut pas voir la liste des 53 candidats, ni même savoir quel sera le candidat suivant.
Le jury a donc pris la priorité sur le téléspectateur mais aussi sur le ressenti du candidat. Les connexions et reconnexions avec les candidats sont ponctuées par des petites mélodies qui n'ont rien de lyrique : celles du branchage/débranchage d'appareils USB par exemple. Les interprètes doivent attendre le feu vert du jury avant de commencer chacun de leurs deux airs : au début de la retransmission pour s'assurer que toute la technique fonctionne bien, puis avant le second air car c'est le jury qui choisit parmi une sélection préalable ce qu'il veut entendre. Visiblement, ces temps d'incertitude sont réduits autant que possible (pour cette première fois) par la technique et le jury mais ils imposent tout de même aux candidats des moments de solitude qui semblent dès lors assez longs. Ce sont donc des occasions un peu gênantes et cocasses durant lesquelles les candidats échangent des regards et murmures se voulant discrets avec leur pianiste accompagnateur, boivent un verre d'eau, avant d'oser un "allo ? allo ?" inquiet. La fin de nombreux airs est également prolongée par des silences gênés dans l'attente d'instructions. Ces latences sont toutefois également observées dans les galas lyriques en streaming des plus prestigieuses maisons : pour celui du Met (en partie) et de Florence (durant toute la retransmission), le tout montrant aussi combien ces jeunes artistes savent déjà immédiatement se reconcentrer et se lancer dans la performance vocale et dramatique quoiqu'il arrive.
Quels que soient encore les défauts de l'expérience, de telles auditions en visio permettent en soi de faire participer un panel bien plus large de candidats (qui ne sont plus pré-sélectionnés par leur capacité à venir sur le lieu d'audition étant donné que ces dépenses sont traditionnellement prises en charge seulement pour les finales des concours). La durée des auditions et les longues plages de temps sur chaque jour d'audition permet aussi d'accommoder au mieux possible les candidats selon leurs fuseaux horaires.
Pourtant, les voix pré-sélectionnées sont déjà connues de nos lecteurs (et ont leur page Ôlyrix), hormis une poignée d'interprètes, mais dont le niveau technique et expressif est hélas moindre (pour cette fois en tout cas). Ce constat, prouvant aussi que les voix remarquables parviennent à se faire remarquer, connaît toutefois deux belles exceptions dans ces enregistrements : Pablo Santa Cruz et Jeong Daegyun pour l'ampleur et la célérité respectivement de leurs graves.
9 finalistes...
En route pour le Festival George Enescu de Bucarest (avec La Ville morte de Korngold) et déjà apprécié pour les Vêpres de Rachmaninov à la Philharmonie de Paris, Anton Kuzenok place ici encore toutes les couleurs et tenues d'un lyrisme russophone avec l'aria de Lensky (Eugène Onéguine). Après une longue réflexion, le jury lui demande (sans l'expliquer ni le faire entendre toutefois au téléspectateur) avec sagacité “Ella mi fu rapita” (le Duc de Mantoue de Rigoletto) déployant ses mêmes qualités mais en italien, et le projetant vers la finale.
Deniz Uzun qui a chanté aux côtés de Cecilia Bartoli sous la direction de William Christie dans la mise en scène de Semele (Haendel) par Robert Carsen grâce à son intégration à la troupe de Zurich met à l'épreuve les microphones et la retransmission mais sans saturer, prouvant aussi la qualité de sa voix et de la technique (et gagnant son ticket pour Paris).
Anna Harvey qui présente davantage ici des limites d'ambitus et de souffle que lors d'Elektra à Verbier, et pour Le Messie à Vichy est néanmoins retenue pour la finale. De même, le baryton William Desbiens séduit le jury mais devra dompter encore l'appui de sa voix vrombissante : exactement comme son collègue finaliste baryton, Luke Scott serrant également dans les aigus mais au médium ferme.
Deux sopranos d'Amérique latine (et deux Maria) complètent la sélection des neuf finalistes : Maria Brea du Venezuela et Maria Carla Pino Cury du Chili rappelant la richesse de cette école vocale qui a également mené la soprano du Guatemala Adriana Gonzalez à remporter la dernière édition du Concours Operalia. Aytaj Shikhalizada montre pour sa part la qualité de la tradition vocale en Azerbaïdjan et de la troupe à l'Opéra d'État de Berlin qui fournit plusieurs candidats.
...sur 53 candidats
Comme de plus en plus dans tous les concours, certains artistes déjà bien repérés et lancés dans leurs carrières prennent aussi le risque de la compétition. C'est le cas de Serena Sáenz déjà à l'affiche de la Semaine Mozart 2020 à Salzbourg, prochainement à Montpellier et déjà appréciée dans le Ring à Berlin : malgré un pianiste martelant les notes à toute force, la colorature montre qu'elle sera bientôt prête pour Lucia.
Dominic Barberi, lui aussi à l'affiche de la prochaine saison Montpelliéraine, mais aussi lilloise et déjà présent dans notre Requiem pour Le Viol de Lucrèce, ne verra en revanche pas la finale. Lui qui déploie comme une évidence son ample et chaude voix de basse (britannique de nationalité mais slave de timbre), lui qui surpassait déjà même au pied levé, la masse orchestrale à Montpellier pour Le Songe d’une nuit d’été de Britten décuple ici l'impact face à un piano et dans le coin d'une petite pièce, mais sans saturer.
Parmi tous les candidats, ceux de l'Académie de l'Opéra de Paris se reconnaissent tout de suite, non seulement par leurs qualités vocales leur ayant permis de rejoindre ce programme, mais parce que la maison leur a mis à disposition un studio avec leur chef de chant. D'autant plus qu'ils interprètent leurs morceaux favoris (à retrouver dans nos comptes-rendus de leurs prestations précédentes : Kseniia Proshina, Kiup Lee). Ils ne sont toutefois pas sélectionnés.
Parmi les autres non-finalistes, la mezzo Alix Le Saux bien connue de nos pages chante devant un intriguant tableau candide-impressionniste représentant une embrassade devant des arbres verts sous un ciel bleu, mais choisit à l'inverse un répertoire expressif valorisant son médium (un peu voilé mais posé), davantage que ses aigus dans "Nobles seigneurs, salut" (Les Huguenots). Sa compatriote soprano Charlotte Despaux (nos comptes-rendus de ses précédentes performances) surenchérit avec derrière elle une petite galerie de peintures et les ambitions du "Pace, pace mio Dio" (La Force du destin) bien mieux assumées à la voix qu'au piano.
Alina Wunderlin brille par son choix du premier air "Je suis Titania la Blonde" (Mignon d'Ambroise Thomas) au point que le jury ose (après une très longue réflexion) lui demander La Reine de la Nuit, qui foudroie l'auditeur d'intensité (et sa pianiste, mise en difficulté par des accélérations excessives).
Le jury hélas ne demande pas à Spencer Britten de chanter une œuvre de son compositeur homonyme. Le ténor (qui a déjà une vaste lyricographie grâce à sa collaboration avec l'Opéra d'État de Berlin), canadien mais visiblement pas francophone ne peut déployer pleinement son lyrisme dans la langue de Molière (puis il glisse un peu sur l'italien).
Amber Fasquelle déjà appréciée dans La Force du destin par Castorf à Berlin, impose les accents de Carmen dans une pièce d'appartement résonante. Margaux de Valensart (Frasquita à Copenhague en 2019) rit ici de se trouver si belle en ce miroir (de sa grande salle de répétition).
Nina Solodovnikova déploie un ambitus immense mais serré dans les aigus, elle qui participait à la réouverture culturelle à Bologne (après que le Teatro Comunale ait joué sur un terrain de basket-ball) où était également programmé Jacobo Ochoa qui participe également à ce concours, pour son ambitus aussi riche (notamment dans les graves).
Martiniana Antonie à l'affiche du Festival d'Opéra Rossini 2020 déploie toutes ses couleurs à deux pas de l'Estrémadure. Olga Syniakova qui emportait il y a deux mois un rôle Bellinien comme récompense au Concours international de chant de Clermont-Ferrand, parcourt ici un large ambitus en Eurydice de Gluck (en français) et voit ses limites vocales révélées en second morceau par le choix du jury (mais qu'elle a donc mis à sa liste) : Dalila.
Margo Arsane appréciée pour sa légèreté vocale dans Les Amants magnifiques s'ancre encore davantage ici avec la mélodie "Qui vivra verra" de Gounod. Elle permet aussi d'apprécier la qualité et le dévouement de tous ces pianistes, qui parfois tournent eux-mêmes leurs pages ou changent en cours de morceau une tablette contre une impression papier.
Rendez-vous est désormais pris le 22 janvier 2022 pour applaudir les 9 finalistes sélectionnés :
Maria Brea, soprano, Venezuela
William Desbiens, baryton, Canada
Anna Harvey, mezzo-soprano, Royaume-Uni
Anton Kuzenok, ténor, Allemagne
Maria Carla Pino Cury, soprano, Chili
Serena Sáenz Molinero, soprano, Espagne
Luke Scott, baryton, Écosse
Aytaj Shikhalizada, mezzo-soprano, Azerbaïdjan
Deniz Uzun, mezzo-soprano, Allemagne
La finale se déroulera cette fois en "présentiel", au Palais Garnier dans une soirée mise en scène (par Florence Aleyrac) avec l'Orchestre Prométhée (direction Pierre-Michel Durand).