Quartett à Rouen : un duo sauvage !
C’est une création récente (2011) ayant déjà bénéficié de cinq mises en scène qui était proposée ce mardi soir au public rouennais : celle de Quartett de Luca Francesconi (dont vous pouvez découvrir l’interview ici), compositeur qui vient de triompher au Palais Garnier avec sa création suivante, Trompe-la-Mort (dont le compte-rendu est accessible ici). L’œuvre, basée sur la pièce éponyme de Heiner Müller, elle-même inspirée des Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos, est un véritable coup de poing qui laisse d’ailleurs le public sidéré lorsque l’opéra s’achève : après un long silence, des applaudissements épars accueillent les protagonistes sans pour autant que le moindre signe de mécontentement ne soit émis. A la sortie, c’est d’ailleurs la nécessité de digérer une telle proposition artistique qui prédomine. Et pour cause, l’ouvrage n’a pas d’équivalent (lisez-en ici notre analyse). Durant une heure et vingt minutes, un homme et une femme se livrent un combat psychologique, nourri d’amour muté en haine, de cynisme, de jalousie et de désirs impérieux de jouir au dépend des autres. Violents, crus, pervers, blasphématoires, sauvages et sans scrupule, ces deux icônes de l’humanité s’anéantissent dans un combat de l’âme et du corps, pour trouver finalement la liberté ultime, l’un dans la mort, et l’autre dans la folie.
Luca Francesconi (© Elena Bauer)
Musicalement, c’est l'Orchestre de Rouen Normandie réduit à 23 instrumentistes, dirigés par le chef Patrick Davin, qui œuvre en fosse, produisant une musique éloquente, terrifiante, toute en tension et en coups sonores. A cet effectif s’ajoutent un ensemble et un chœur enregistrés, dont les sons se voient modifiés, amplifiés, étirés ou encore susurrés. Des amplificateurs répartis en fond de salle produisent des bruitages énigmatiques, spatialisés et englobants, qui font penser à des bruits de cisaille, de feulements d’animaux ou encore de bombardements, dont la menace enferme les protagonistes dans un huis-clos claustrophobique. Le Vicomte et la Marquise ne peuvent s’en échapper que par la pensée : tout se fige alors sur la scène, les voix enregistrées des solistes résonnant alors dans un univers visuel tétanisé et tamisé. Leur voix, captée par des micros, est parfois déformée : les sonorités réelles se perdent alors dans la fiction, comme le feront les personnages à la fin du drame.
Patrick Davin (© Julien Pohl)
Le livret comme la pièce de théâtre laissent le choix de la spacialisation temporelle et géographique de l’intrigue, qui peut se dérouler dans un boudoir avant la révolution française ou dans un bunker après la troisième guerre mondiale. Alex Ollé ayant opté pour la première option lors de la création de l’œuvre en 2011, c’est dans une esthétique dévastée correspondant à la seconde que le metteur en scène de cette production, John Fulljames, place son action. De longs voiles blancs déchirés pendent des cintres, figurant la désolation du lieu, tout en représentant le rideau du théâtre dans lequel les deux duettistes se prêtent à leur fatal jeu de rôle. Cette scénographie, signée Soutra Gilmour, permet en outre de projeter des vidéos qui renforcent le ressort inquiétant de l’univers créé. L’espace confiné dans lequel se déroule l’action est suspendu, protégé par de frêles barrières faites de bric et de broc. Les éclairages de film d’horreur alternant entre clair-obscur et pâleur blafarde et fantômatique, sont quant à eux signés Bruno Poet.
Quartett par John Fulljames au Royal Opera House (© Stephen Cummiskey)
Deux chanteurs portent l’opéra sur leurs épaules. La Marquise de Merteuil d’Adrian Angelico se confronte en effet au Vicomte de Valmont de Robin Adams. Ces deux artistes connaissent le rôle, la première l’ayant chanté lors de la création de cette mise en scène (alors sous le nom d’Angelica Voje) tandis que le second a créé le rôle à Milan en 2011. Les ambitus réclamés sont extrêmement larges, au point qu’il devient difficile de déterminer si Angelico est soprano ou mezzo, ou si Adams est ténor ou baryton. Afin de distinguer les protagonistes des rôles qu’ils interprètent dans leur jeu, chaque personnage est affublé d’un accessoire : une veste à queue de pie pour le Vicomte, des gants de ménage pour Madame de Tourvel (que le Vicomte projette de séduire) ou des rubans rouges accrochés dans la chevelure pour Volanges (la jeune vierge que la Marquise suggère au Vicomte de pervertir).
Quartett par John Fulljames au Royal Opera House (© Stephen Cummiskey)
Adrian Angelico livre une large palette expressive, jouant tour à tour la sauvage Marquise, qui se plaint de « la misère de vivre sans être Dieu », puis, au cours du jeu de rôle qui n’en est plus un (« jouions-nous ? », demande-t-elle au Vicomte), le séduisant Valmont et la pas si innocente Volanges. Ses aigus, proche du cri ou des appels des Walkyries chez Wagner, percent l’espace et se teinte d’ironie. Lorsqu’elle se mue en Vicomte, elle sollicite des graves profonds et ancrés de sorcière. Elle joue ensuite une Volanges faussement innocente, la lubricité de la Marquise suintant alors par tous ses pores. Robin Adams est quant à lui un Vicomte maladroit et impulsif. Sa voix, noble et large en poitrine, passe régulièrement (et sans transition) à une voix de tête suraiguë. Sa décadence s’exprime musicalement par une ligne vocale rappelant celle de Tom Rakewell dans The Rake’s Progress de Stravinsky. Ses dernières mesures, avant qu’il ne meure empoisonné par son propre double (la Marquise jouant alors au Vicomte), sont vibrantes et touchantes. Le public en reste coi.