Aïda entre intimisme et spectaculaire à Rouen
Le metteur en scène Philipp Himmelmann livre une lecture principalement intime de l’ouvrage de Verdi : centrée autour du personnage même d’Aïda et de son destin tragique, sans toutefois évacuer totalement les côtés plus spectaculaires de cet opéra. L’Égypte pharaonique disparaît au moins au niveau de la scénographie (David Hohmann) et des costumes (Lili Wanner), au profit d’un monde délibérément contemporain et guerrier.
Le décor se veut unique pour les quatre actes avec ces hautes parois percées de spots lumineux dominées par un praticable sombre de forme semi-circulaire d’où interviendra notamment la Grande-Prêtresse et les joueurs de Trompettes lors de la scène du triomphe. Au centre de la scène, un lit défait s’inscrira en permanence. En effet, au lever de rideau, Aïda et Radamès s’y prélassent au terme d’une longue nuit de passion. Leur liaison torride est ainsi dévoilée dès l’origine, cet amour d’ailleurs ne faisant que se renforcer au fil des épreuves ce jusqu’au sacrifice final, Aïda rejoignant Radamès dans son futur tombeau.
Philipp Himmelmann s’intéresse donc plus particulièrement à ce couple atypique tiraillé entre son sens du devoir et ses désirs profonds. Au dernier acte, les parois lumineuses se transforment en une sorte de labyrinthe mouvant que parcourent sans se croiser Aïda et Radamès, ultime épreuve à traverser avant de se retrouver, enfin, pour l’éternité lors du baisser de rideau. De fait, les autres personnages apparaissent traités de façon un rien plus classique, malgré ce portrait surprenant de Grande-Prêtresse juvénile qui semble elle aussi attirée par le fier guerrier envoyé par la déesse Isis pour combattre les Éthiopiens, ou ce messager qui semble gagné par une ambition débordante. Le personnage d’Amneris lui-même apparait plus complexe et insidieux qu’à l’habitude, se moquant outrageusement de sa jeune esclave avec ses suivantes qui font d’Aïda leur souffre-douleur ou lorsqu’elle tente même de l’étrangler dans un moment de colère paroxystique. La fameuse scène du triomphe de Radamès fait la part belle aux chœurs et aux danseurs. Les chorégraphies réglées par Kristian Lever s’inscrivent avec force dans cette approche théâtrale au même titre que les éclairages puissants réglés par Fabiana Piccioli et François Thouret.
Joyce El-Khoury effectue à Rouen ses débuts dans le rôle d’Aïda, tout comme son partenaire Adam Smith en Radamès. La belle voix de soprano lyrique développe des moments de clairs-obscurs, parfaitement à l’aise dans les piani et le contrôle de la ligne de chant. Le timbre demeure toutefois un peu identique sur l’ensemble du rôle, la voix ne possédant pas tout à fait l’italianité requise. Les parties spinto (appuyé) notamment à l’acte décisif du Nil l’éprouvent un peu. Mais l’artiste s’avère particulièrement attachante et livre un portait nuancé et riche de la belle esclave amoureuse.
À ses côtés, Adam Smith (plus à l’aise que pour son récent Pinkerton de Madame Butterfly au Festival d’Aix-en-Provence) déploie des moyens amples et sonores en Radamès. Ténor d’essence lirico-spinto, il dispose d’aigus francs et dardés, fièrement émis. Ses tentatives de diminuendo, notamment à la fin de son air d’entrée "Celeste Aida", sont moins réussies, même s’il se rattrape en cours de représentation. Adam Smith forme avec sa partenaire Joyce El-Khoury un couple scénique fort séduisant et surtout crédible.
La mezzo-soprano russe Alisa Kolosova campe une Amneris aux moyens vocaux larges, voluptueux et d’une stabilité à toute épreuve. L’aigu seul semble plus fragile lors de la scène du Jugement, mais l’interprète impressionne tout au long de la représentation par sa forte présence scénique et son implication jamais relâchée.
La voix granitique et d’une rare puissance du baryton Nikoloz Lagvilava lui permet d’incarner un Amonasro de feu qui convoque tous les regards et balaie toute réticence éventuelle. Adolfo Corrado livre une prestation solide en Ramfis tandis que l’autre voix grave présente, Emanuele Cordaro manifestement souffrant, ne passe guère la rampe en Roi d’Égypte.
Nestor Galvan fait entendre dans le rôle du messager, associé ensuite à d’autres scènes de l’ouvrage, une voix de ténor franche et directe, d’un beau caractère, tandis que la soprano Iryna Kyshliaruk donne son meilleur en Grande-Prêtresse.
L’Orchestre Régional de Normandie a rejoint l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie pour ne former désormais qu’une seule et même entité. Pierre Bleuse puise à toutes ces ressources nouvelles, dirigeant l’ouvrage avec acuité mais sans démesure toutefois. Sa direction pourrait offrir plus de moelleux et des couleurs plus spécifiquement verdiennes. Mais en ce soir de première, elle parvient à convaincre le public qui lui réserve ainsi qu’à tout le plateau artistique, une juste et émouvante ovation.
Le Chœur accentus impeccable et assuré dans cette lourde épreuve est vivement salué. Devant l’afflux de demandes de places, Loïc Lachenal qui assure la direction artistique et direction générale du Théâtre des Arts, est parvenu à programmer une date supplémentaire de représentation pour le 1er octobre, de quoi faire résonner un peu plus encore les trompettes de la rentrée.
Retrouvez également notre entretien avec Loïc Lachenal et rendez-vous sur cette page le samedi 5 octobre à 18h pour la retransmission en direct.