Grounded : les pieds sur terre au Met Opéra de New York
Grounded (mot jouant sur le double sens de "puni" et de "cloué au sol") retrace l’histoire récente (et encore bien actuelle) des États-Unis. Le livret de George Brant relate l'histoire d'une femme pilote de la US Air Force qui tombe enceinte d’un fermier du Wyoming et choisit de privilégier sa fille, avant de tenter à nouveau de « faire la guerre » avec un « autre désert » (passant ainsi de l’Irak à l’Afghanistan), mais cette fois à distance, en commandant des drones 12h/jour depuis une base installée à Las Vegas, jusqu’au burn-out et à la "faute professionnelle"*.
La mise en scène de Michael Mayer joue sur différents tableaux, entre réalisme historique (la scène du niveau le plus bas) et séquences plus psychologiques (sur une deuxième scène aérienne superposée). Le public rit aussi, face aux danses d’un bar « de pilotes » du Wyoming, où Jess rencontre Eric le temps d’une aventure d’une nuit, ou encore devant la représentation d’un centre commercial de Las Vegas, avec ses différents vendeurs de chaînes alimentaires et affiches publicitaires annonçant des démarques toutes plus alléchantes les unes que les autres pour ce jour « extra special » où Jess veut faire plaisir à sa fille.
La scène du second niveau, le « ciel » de Jess, semble représenter sa vie aérienne : son travail dans la US Air Force, puis sa zone de pilotage de drones, et surtout les moments d’interactions avec son « double » psychologique. Profondément traumatisée par la guerre, Jess se dédouble peu à peu en deux entités, la mère de famille aimante d’un côté, et la combattante de l'autre, jusqu’à se dédoubler littéralement sur scène, avec deux voix (Emily D’Angelo en Jess, et Ellie Dehn nommée "also Jess"). Le niveau supérieur de la scène est alors utilisé pour des projections mentales, démultiplications de Jess ou simples représentations des écrans qu’elle doit constamment surveiller.
La musique de Jeanine Tesori semble reprendre ces inspirations schizophréniques en mêlant des thèmes martiaux à des mélodies country, et en scindant les voix musicales entre la scène et le hors-scène, tandis que la ligne musicale est comme difractée parmi les instruments. Yannick Nézet-Séguin dirige l’ensemble de manière précise, sans fioriture mais en travaillant au contraire sur l’homogénéité sonore. L’orchestre ne se démarque donc pas, mais laisse la place aux solistes vocaux et en particulier à la voix de Jess.
Dans le monde ultra-masculin de l’armée, les femmes sont rares, et cet opéra le représente bien. Les seules voix féminines sont celles de Jess et de sa fille Sam interprétée avec enthousiasme par Lucy LoBue (même si la timidité empêche les phrases de sortir et fait manquer certains éléments narratifs).
Emily D’Angelo joue le rôle de la mère pilote, Jess. La mezzo-soprano se jette avec vigueur dans ce rôle, qu’elle interprète en réalité avec beaucoup de douceur et de délicatesse. La chaleur et la rondeur dans sa voix contrastent avec le personnage de femme endurcie qu’elle incarne sur scène. Elle n'en maintient pas moins une intensité, voire une tension dans la ligne de chant, mêlée à un large vibrato, qui s’épanouissent dans des séquences plus émotionnelles vers la fin du spectacle (mais avec retenue dans l’interprétation). La qualité vocale demeure pourtant, omniprésente, avec un timbre aux résonnances graves encore plus chaleureuses qui donne du corps à sa performance.
La seconde Jess, Ellie Dehn, souffre un peu de sa position de double. La partition lui donne surtout des suraigus et des échos, mais même sur ces quelques éléments techniques, la soprano fait montre de sa clarté et de sa chaleur, avec une prise de son par au-dessus (et une intonation parfois approximative).
À leurs côtés, une multitude de voix masculines représente la constellation testostéronée qui entoure la pilote. Eric, interprété par Ben Bliss, assure immédiatement sa partie avec une voix aiguë tout en intensité et puissance. Sa musicalité et son timbre chaud et velouté conviennent bien à ce personnage de Countryman solide mais énamouré.
Greer Grimsley est un commandant méchant dans ses propos, mais avec une voix caverneuse qui n’apparaît finalement pas si dangereuse. Le baryton-basse se remarque surtout par la dynamique de ses phrases et une grande chaleur dans ses prises de son. Le troisième homme de la vie de Jess est Kyle Miller, son coéquipier à la base de Las Vegas. Son personnage d’ado attardé tranche aussi avec une voix mûre, où les résonnances de tête équilibrent un timbre clair et non vibré. Ses tenues maîtrisées et son intonation très précise s'allient en de mémorables moments.
Les rôles masculins secondaires passent un peu en retrait face au chœur (uniquement) masculin. Celui-ci installe une rythmique efficace du côté des basses, et des ténors qui se font remarquer par la précision des mélodies, et une chaleur dans le timbre. Le pilote au bar (Earle Patriarco) tient plus de l’interjection/interpellation que d'un véritable rôle, de la même manière que celui de Timothy Murray, le remplaçant de Jess, bref et discret, ou que des employés du mall, Tyler Simpson et Patrick Miller. Ces deux derniers se remarquent cependant par une certaine chaleur de timbre, bien que leurs interventions ne soient pas tout à fait précises rythmiquement.
La trouvaille de l’opéra est de représenter la « chaîne de la mort » hors scène : les différents agents du protocole de l'opération (cinq chanteurs, dont la voix passe par des micros et que Jess entend dans son oreillette). Le public est donc plongé dans la même incertitude que Jess face à ces voix lui parlant directement.
Le public applaudit avec intensité la protagoniste et les premiers rôles, mais semble toutefois rester songeur.
* [Spoiler] Jess préfère détruire son drone plutôt que de tuer la petite fille de l’ennemie numéro 1, et elle est envoyée en prison dans la scène finale de l’opéra.