Wozzeck, un chef-d’œuvre qui dérange encore
A partir d’un fait divers, Georg Büchner écrit dans les années 1830 le drame de Woyzeck, donnant ainsi naissance à un antihéros révolutionnaire, poussé à la folie meurtrière par les humiliations constantes auxquelles le soumet son humble statut. Au service de cette tragédie prolétaire (dont vous trouverez notre analyse ici), la musique et le livret d'Alban Berg peignent une toile expressionniste, incrustée d’ombres et de replis. Le langage du quotidien s’exprime au moyen d’une « déclamation rythmique », selon les mots de Berg, qu’il emprunte à l’œuvre de son maître Schöenberg, fondateur de la seconde école de Vienne et théoricien du sérialisme dodécaphonique. L’orchestre puissant, tempéré par la baguette de Michael Schønwandt (retrouvez ici la passionnante interview qu'il nous a accordée) pour rester toujours en-deçà des voix, donne à cette déclamation le soutien rythmique et harmonique nécessaire. Un lyrisme plus traditionnel est réservé aux citations bibliques dont use volontiers le couple de protagonistes pour faire écho à leur situation misérable. La voix de soprano dramatique de Gun-Brit Barkmin (Marie) s’illustre alors par une vibration poignante, tandis que Johannes Martin Kränzle dans le rôle-titre offre un baryton ample et mobile, qui traduit en sons le psychisme malade et les troubles du comportement d’un homme qui n’accepte plus les affres de sa condition.
Wozzeck par Christoph Marthaler (© Emilie Brouchon / Opéra national de Paris)
Employé à raser son capitaine, livré aux expérimentations eugénistes du docteur pour augmenter son maigre revenu, Wozzeck doit supporter de l’un comme de l’autre un langage condescendant. Le ténor Stephan Rügamer dans le rôle du Capitaine campe ainsi un personnage sentencieux, dont le goût pour la bonne morale bourgeoise n’a d’égale que sa couardise, exprimée par un fausset comique. Kurt Rydl, la basse du Docteur qui masque une ambition dévorante derrière des prétentions scientifiques, rejoint le capitaine dans ses jugements sur la vertu et les qualités attendues d’un « guter Mensch », d’un brave homme. Ce duo serait comique – et leurs voix ont l’agilité et les couleurs requises pour cela – si leur bassesse n’était cause d’une immense souffrance diffuse dans la société. Chantre des exploités, la voix de Wozzeck fait trembler les fondements d’un ordre social injuste, dont la permanence à travers les époques est soulignée par la mise en scène actualisée. Le parti-pris de Christoph Marthaler repose sur une étroite collaboration avec Anna Viebrock, à qui l’on doit décors et costumes. Sur la scène de Bastille, ils reconstituent un parc de jeux pour enfants, avec au centre une grande tente de toile où les parents attendent leur progéniture : c’est dans cet espace neutralisé que se déroule l’action, forçant ainsi une unité de lieu étrangère à la conception originelle.
Johannes Martin Kränzle (Wozzeck), Kurt Rydl (Doktor) et Stephan Rügamer (Hauptmann) dans Wozzeck par Christoph Marthaler (© Emilie Brouchon / Opéra national de Paris)
Sur des chaises dépareillées, une société en perte de repères s’attable face à des bouteilles de bière. Un petit groupe de musiciens monte sur scène pour animer ce bal interlope. Au son grinçant de l’accordéon se fait alors entendre dans des couplets brechtiens le baryton souple de Mikhail Timoshenko, auquel répond Tomasz Kumiega, tous deux issus de la dernière promotion de l’Académie de l’Opéra. On retrouve sous des habits contemporains les types sociaux décrits dans Wozzeck : le Tambour-major a troqué son costume rutilant et la « crinière de lion » de son casque pour un jean large et une crête iroquoise ; le camarade Andrès assure comme Wozzeck la sécurité du lieu, affublé d’un brassard orange sur son uniforme verdâtre. Nicky Spence, jeune ténor volumineux et chaleureux, invite son compagnon d’infortune à entonner avec lui les chants populaires qui réjouissent les cœurs ; mais Wozzeck refuse de se laisser aller à la facilité d’une voix naturelle et préfère scruter les abysses ouverts par les trombones et autres cuivres étourdissants, et y projeter sa voix profonde, sculptée par une douleur sourde mais pressante qui donne lieu à l’écriture vocale étrange et inquiétante (unheimlich, dit le Capitaine) de Berg.
Stefan Margita (Tambour-Major) dans Wozzeck par Christoph Marthaler (© Emilie Brouchon / Opéra national de Paris)
Wozzeck n’est pas fou : il n’est que trop lucide. La révolte qui le secoue n’est contenue que par son amour pour Marie et leur enfant. La vertu de l’opprimé consiste à leur assurer de maigres moyens de subsistance. Mais Marie, dans l’espérance fallacieuse d’une vie meilleure, succombe aux charmes du Tambour-major chanté par Štefan Margita. Le brillant du ténor reflète le clinquant trompeur des apparences. L’infidélité de Marie – qui s’identifie alors à Marie-Madeleine, est provoquée également par le mezzo sombre et charnel d’Eve-Maud Hubeaux, Margret, la voisine qui incarne la voix du Diable. Croyant perdre ainsi l’amour, seul bien qui lui ait été donné en partage, Wozzeck perd la raison et commet l’irréparable. L’orchestre sonde les tréfonds du psychisme malade, témoignant avant tout d’un drame intense, servi par une distribution admirable.
Johannes Martin Kränzle (Wozzeck) et Gun-Brit Barkmin (Marie) dans Wozzeck par Christoph Marthaler (© Emilie Brouchon / Opéra national de Paris)
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