Phèdre de Lemoyne à Caen : tragédie classique avant-gardiste
Les musiciens du Concert de la Loge entrent, brandissant leurs instruments tels des trophées ou des armes, conjurant –vainement– les démons qui pèsent sur le destin des personnages. La partition de Jean-Baptiste Lemoyne (1751-1796), créée au Château de Fontainebleau le 26 octobre 1786, a été transcrite et adaptée pour quatre chanteurs et dix instruments par Benoît Dratwicki. Dans la mise en scène de Marc Paquien, les instrumentistes s'installent dans les neuf cases d'un carré, éloquent élément de scénographie (signée Emmanuel Clolus et renforcée de perspectives par les lumières de Dominique Bruguière) qui figure le sol d'un palais, îlot au milieu d'un plateau vide. Les personnages seront condamnés à errer dans cet univers sans aucun appui, métaphore parfaite de leurs destins. Julien Chauvin les dirigeant de son violon, il mène une musique d'accents suivis par sa phalange.
Phèdre est un chef-d'œuvre à la croisée des mondes. Composée dans une période historique et esthétique charnière, elle est classique et romantique. Les coups dramatiques de l'orchestre contrastent avec les harmonies abattues. Le classicisme est celui des arias avec leur architecture pleine de symétrie, composées de grandes phrases consonantes, avec traits et trilles baroques en mouvements concitato (style agité de Monteverdi). Le romantisme tient à ces longues stases sur le mode mineur, ses accents et contre-temps effrénés, ses septièmes et parfois même neuvièmes non résolues ! La musique avance et croit, voyage d'hiver à travers les cœurs.
Judith van Wanroij dans Phèdre de Lemoyne (© Grégory Forestier)
Phèdre est omniprésente sur scène. Le drame est un portrait de ses souffrances, dans lequel Judith van Wanroij implique constamment et puissamment le spectateur, le dévisageant et le prenant à témoin par l'intensité d'un regard révulsé. Fixer ainsi l'auditoire pétrifié permet surtout à Phèdre de ne pas regarder Hippolyte. Lorsqu'elle n'y tient plus et tourne vers lui le visage, son cœur se pétrifie d'effroi. La soprano néerlandaise est une voix assurée et chaleureuse, placée dans le masque et appuyée sur la poitrine. Le chant est d'une finesse admirable, articulé et vibré avec délicatesse. La longueur de ses graves se marie à l'orchestre, a fortiori dans cette disposition qui mêle tous les musiciens sur le plateau. Les lignes trouvent aisément leur accroche dans l'aigu, balayant les registres et les émotions de ce personnage torturé, unifiant jeu et chant. La voix ne vient pas comme un supplément à la récitation dramatique mais comme son prolongement.
Diana Axentii et Judith van Wanroij dans Phèdre de Lemoyne (© Grégory Forestier)
Interprétant Œnone, Diana Axentii entremêle sa voix à celle de Phèdre, la soutenant en contrepoint ou en duo, d'une assise charpentée. Un haut moment dramatique de l'œuvre se joue dans le duo de la reine Phèdre avec sa nourrice et confidente Œnone "Ô toi, que je n’ose nommer, Toi qui te plais à l’enflammer, N’accable pas un cœur qui t’aime Rends sensible un héros qu’elle aime"
HIPPOLYTE : dans une journée, Que de malheurs… et de forfaits.
Telle une statue couverte d'or, Enguerrand de Hys en Hippolyte se meut avec lenteur, dans des poses expressives, maniant un couteau, d'emblée menaçant et qu'il semble prêt à retourner contre lui-même. Il soulève la voix en une innocente douceur, conservant toujours l'implication dramatique.
Enguerrand de Hys et Thomas Dolié dans Phèdre de Lemoyne (© Grégory Forestier)
Mais le retour de Thésée est annoncé, Œnone se joignant dans un trio de réactions opposées. Hippolyte exulte de retrouver son père, la musique l'emportant dans un mouvement dansant. Mais bien vite tout se tait, avec l'inquiétude d'Œnone. La pause est démesurée et bouleversante, introduisant un passage désespérément lent. Ce choix d'interprétation atteint au sens littéral du sublime, à ce point poignant et puissant qu'il en devient inquiétant.
Thésée fait son retour, lui aussi avec un poignard à la main, prophétisant le drame, rappelant qu'il n'est que violence. Après avoir conté ses exploits guerriers, les retrouvailles avec son fils et les embrassades saisissantes sont, elles aussi, plongées dans un absolu silence, haletant. La voix de Thomas Dolié en Thésée est si bien placée qu'elle rayonne dans tout le théâtre, comme dans un palais. Avec un tel volume et calibre, cette voix est chez elle dans les grandes salles d'opéra (il débutera d'ailleurs à Bastille la saison prochaine).
Thomas Dolié dans Phèdre de Lemoyne (© Grégory Forestier)
Le poignard menaçant depuis les débuts du drame accomplira son office. Hippolyte veut se tuer, Phèdre veut qu'il la tue pour venger Thésée. Perdue entre désir et délire morbide, elle prend le couteau par la lame et lèche sa main ensanglantée dans un duo dramatique. Le drame final était prévisible, il n'en sera pas moins bouleversant grâce aux airs et duos poignardant l'auditeur, devant la mort d'Hippolyte et de Phèdre, "sort inévitable".