Un Couronnement de Poppée bouillonnant d’énergie à Versailles
Dernier chef-d’œuvre du grand Claudio de Crémone, cet opéra pourrait porter comme sous-titre « Le triomphe de l’Amour », comme le suggère le prologue allégorique. L’intrigue est absolument immorale (fait étonnant pour une œuvre portée sur les scènes publiques de Venise et Naples) : l’inconséquence du politique y éclate au grand jour, les monarques étant ici tout occupés à satisfaire leurs passions, pour le plus grand plaisir des auditeurs. L’empereur Néron s’emploie à répudier son épouse Octavie pour couronner impératrice sa maîtresse Poppée. La mise en scène de Klaus Michael Grüber, créée en 1999 au Festival d’Aix-en-Provence, invite à considérer les conséquences tragiques de l’irruption des passions dans le politique. Ainsi Néron et Poppée chanteront-ils le fameux duo d’amour « Pur ti miro » sur fond du grand incendie de Rome, dont l’historiographie antique a rendu Néron responsable.
Roco Pérez en Amour (© Jean-Louis Fernandez)
Tous les rôles sont confiés aux solistes du Studio de l’Opéra de Lyon, placé sous la direction de Jean-Paul Fouchécourt. Bien que leur carrière ne s’arrête pas au répertoire baroque, ils font montre d’une maîtrise linguistique et stylistique remarquable. La mezzo-soprano d’origine lituanienne Laura Zigmantaite livre notamment un Néron fascinant, pourvu d’un timbre resplendissant de clarté, mais plein de l’autorité qui sied à l’empereur. Sans oublier un grain de folie mégalomane ! Autre rôle de mezzo-soprano travesti : celui d’Othon (Aline Kostrewa), amoureux de Poppée et donc rival de l’empereur. Les couplets de sa sérénade, qui ouvrent le premier acte, révèlent une égalité de registres dans la douceur et un beau jeu dramatique. L’acoustique de l’Opéra Royal ne favorise malheureusement pas ce type de voix, dès que les chanteurs s’éloignent de l’avant-scène.
Laura Zigmantaite en Néron (© Jean-Louis Fernandez)
Monteverdi s’appuie sur l’expérience acquise avec ses sept livres de madrigaux pour écrire des scènes d’ensemble à la dramaturgie extrêmement efficace, parcourant tous les registres, du burlesque et licencieux (duo des gardes) au pathétique en passant par l’érotique. Ainsi le charmant divertissement de la Demoiselle et du Valet (Rocío Pérez et Katherine Aitken) rappelle-t-il avec deux voix vives et légères la toute-puissance d’Amour et des désirs qu’il fait naître. L’amour forme avec la mort un couple inséparable qui nourrit le livret et suscite des émotions musicales très contrastées. La passacaille de Biagio Marini introduit gravement la mort du philosophe stoïcien Sénèque. Avec calme et détachement, la basse souveraine de Pawel Kolodziej accueille l’annonce de la mort que lui présente Mercure. Poppée, dont on ne sait si elle est dévorée davantage par l’ambition ou l’amour, s’élève par sa puissance séductrice d’un statut humble au trône impérial. Émilie Rose-Bry incarne ce personnage troublant avec grâce le 19 avril. Le 20, elle échangera son rôle contre celui de l’éclatante Josefine Göhmann qui jouait ce soir Drusilla, l’amante d’Othon, source de joie inépuisable.
Josefine Göhmann (© Jean-Louis Fernandez)
Le ténor australien Brenton Spiteri chante la partie du messager des dieux, au son céleste de la harpe et de la viole de gambe, d’une voix qui porte, mais avec des vocalises un peu pâteuses. Il faut dire qu’il s’agit à l’origine d’un rôle de basse, confié à une voix de ténor certainement pour faire correspondre la distribution aux membres du Studio de l’Opéra de Lyon. La version de Grüber présente par ailleurs quelques autres aménagements au profit d’une dramaturgie plus resserrée. La nourrice d’Octavie est ainsi évacuée, laissant seule face à son destin l’impératrice déchue. La finlandaise Elli Vallinoja est majestueuse dans sa douleur, amplifiée par un « déluge de miroirs » (un diluvio di specchi, selon les mots du librettiste). Lorsqu’elle menace Othon de la mort s’il ne se résout pas à être l’assassin de Poppée, elle déploie une voix droite puissante, puis vibrée avec modération pour porter l’émotion de son désespoir. Le point culminant de la douleur d’Ottavia s’exprime dans son adieu à Rome, ville éternelle dont on l’exile, d’autant plus poignante que sa douleur est entourée du bonheur des autres protagonistes.
Elli Vallinoja en Octavie (© Jean-Louis Fernandez)
La mort de Sénèque donne lieu dans le second acte à deux moments sublimes. À la scène 6, Néron se livre à un véritable orgasme poétique et musical, soutenu par le ténor éruptif d’Oliver Johnston, l’ami poète Lucain. La fureur (furor des philosophes) amoureuse rejoint alors l’inspiration poétique, égales sources de jouissance. Le délire des esprits et des corps est accompagné par un orchestre abondant et généreux. De son côté, Poppée s’endort en paix, délivrée de la menace que représentaient à ses yeux les discours de Sénèque : son sommeil est protégé par Amour, et par la berceuse « Oblivion soave » que lui chante sa nourrice Arnalta. Le travestissement d’André Gass (ténor) jette le doute sur l’identité de cette voix, mais la vérité du personnage est telle que l'auditeur en oublie son déguisement. Grâce à un jeu vocal et scénique maîtrisé, il rassemble à lui seul le sublime et le grotesque de cette œuvre inclassable, qui saisit et transporte les spectateurs vers un ailleurs travaillé de passions extrêmes. Les décors imaginés par le peintre Gilles Aillaud ne sont pas étrangers à ce sentiment de dépaysement : un rideau de scène à la Matisse et des bâtiments qui évoquent les toiles du peintre américain Hopper, mais avec des couleurs méditerranéennes. Pénétrés par la fougue de cette jeune troupe, les tableaux s’animent d’une vigueur contagieuse !
Josefine Göhmann en Poppée et André Gass en Arnalta (© Jean-Louis Fernandez)