Les Troyens de Berlioz légendaires à Strasbourg
C'est une distribution incroyable qui est offerte au public dans la belle acoustique et agréable salle du Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg : Marie-Nicole Lemieux, Joyce Di Donato, Michael Spyres, Stéphane Degout, Marianne Crebassa, Philippe Sly, Stanislas de Barbeyrac, Jean Teitgen, Hanna Hipp, Bertrand Grunenwald, Agnieszka Sławińska, Nicolas Courjal, Cyrille Dubois, Jérôme Varnier, Frédéric Caton, Richard Rittelmann.
John Nelson, jambes arquées, un pied en avant, bondit avec les plus intenses accents. Son bras droit, souple et tonique, dirige l'orchestre et il semble tendre un élastique avec ses deux mains. D'une implication remarquable, le chef est penché vers son orchestre et les deux caméras qui le filment pour relayer son image aux musiciens en coulisses dans les nombreux effets de spatialisation.
D'emblée, l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg est plein de fougue, tonitruant. Les cordes sont chaleureuses, les flûtes piquées, les cuivres portent les voix de leurs souffles longs et doux. Les instrumentistes placés sur scène derrière les chanteurs (comme de coutume dans une version de concert) projettent le son et le voilent soudainement avec le deuil des héros, appuyant les tierces mineures de leur désespoir. Bien soutenus par les percussions hiératiques, les chœurs ont toute la pompe protocolaire de cette noble musique. Les lointains appels de cor résonnent, placés en haut des gradins et loin dans les coulisses.
À Marie-Nicole Lemieux appartient la première partie du drame et la cité de Troie. Avant même d'entrer sur scène, son visage est fermé, blessé, meurtri, déchiré des souffrances de Cassandre qu'elle incarne. Elle tremble d'effroi en conservant toujours un absolu lyrisme. Avec son articulation remarquable, elle inonde la salle d'une voix aussi puissante qu'expressive, en des graves charpentés déchirés par ses aigus expressifs. La contralto émeut visiblement le public et ses collègues sur scène. Cette voix est sublimée par des expressions et gestes d'actrice. Ces Troyens sont une version "de concert", le qualificatif est factuellement correct, mais l'incarnation vocale et scénique de tous les chanteurs-acteurs est digne d'une éloquente mise en scène.
Lemieux est Cassandre, électrisée, écarquillée de visions apocalyptiques. Écartant des bras tendus, possédée, elle projette l'aigu final du premier acte. Le public est crucifié. Il reste quatre heures de spectacle. Marie-Nicole Lemieux se rassied et vide sa bouteille d'eau d'un trait. Elle offrira une performance tout aussi sublime à la fin de l'acte II, se poignardant et finissant en larmes sous l'ovation debout durant deux immenses rappels.
Stéphane Degout, jeune prince Chorèbe, lui offre un duo poignant, tentant de la ramener à la quiétude par sa voix oxymore, délicate et tonnante. Son visage se contracte d'effroi et sa voix éclate, s'immolant au funeste amour de Cassandre.
Michael Spyres tient son rang de prince troyen. Le rôle d'Énée est un de ceux auxquels un chanteur survit : s'il parvient à en émettre toutes les notes en conservant son énergie et sa voix jusqu'au bout, c'est un petit miracle (a fortiori lorsque l'œuvre est donnée deux fois en un jour et demi, comme ici). Non seulement Spyres s'en sort, mais il en triomphe. D'un aigu parfaitement placé dans le masque, il impose le silence à l'orchestre, tel le héros Énée s'imposant d'autorité à toute une armée. La puissance s'allie à l'émotion dans ses adieux à son fils Ascagne ("D'autres t'enseigneront, enfant, l'art d'être heureux") avec des aigus dignes des héros qu'il vante. Le noble port sied d'ailleurs à son personnage et à la version de concert.
Hanna Hipp, Michael Spyres, Marianne Crebassa et Philippe Sly - Les Troyens à Strasbourg (© Grégory Massat)
Jean Teitgen, placé au loin dans l'embrasure d'une porte de coulisses ouverte, déploie toute la majesté de son timbre cuivré en ombre d’Hector avant Mercure, messager des Dieux. Sa voix et ses interventions ponctuelles sont uniques en leur genre. Dans un autre registre, Philippe Sly interprète Panthée, un prêtre troyen : c'est une voix de lieutenant soutenant la beauté des voix avec lesquelles il dialogue et qui chante les yeux fermés, littéralement et d'aisance vocale. Dans les ensembles et les quelques phrases solistes d'Ascagne (le fils d’Énée), Marianne Crebassa montre une nouvelle fois toute son aisance dans les rôles masculins, y compris dans ce répertoire romantique.
La Cassandre de Marie-Nicole Lemieux et la Didon de Joyce Di Donato se répondent des rives de Troie à celles de Carthage, des deux parties de la soirée, par leurs sacrifices et leurs triomphes vocaux. Joyce Di Donato, reine Didon de Carthage se tourne vers le mur de choristes en fond de scène pour recueillir les honneurs assourdissants. D'un vibrato rapide, elle balaye son registre de part en part, toute en maîtrise vocale. Elle suspend à ses lèvres l'auditoire comme les armes des soldats et le destin de Carthage. Didon interrompt par sa douleur la fête aux airs airs arabisants, ponctués de darbouka, tambourin, flûtes, cordes et voix féminines pincées. Le célèbre duo entre Didon et Énée, "Nuit d'ivresse et d'extase infinie" porte parfaitement son nom. Mais Énée s'enfuit vers l'Italie, fonder Rome. La reine trahie déploie une rage écumante et transperçante contre les Troyens et Énée, mais, brutalement, elle reprend ses esprits dans un piano subito brisant les cœurs. Ses graves affermis illustrent sa descente aux Enfers.
Joyce DiDonato - Les Troyens à Strasbourg (© Grégory Massat)
Hanna Hipp, rôle d'Anna, sœur de Didon, lui apporte en duo une voix encore plus vibrée, bien ancrée dans les résonateurs de poitrine. Leur paire vocale offre une berceuse de purs esprits, contraste absolu avec la Cassandre déchirante d'humanité. Nicolas Courjal tremble devant le regard de Didon(ato) et les nouvelles dont il est porteur. En Narbal, ministre de Didon, il articule délicieusement, surtout lorsqu'il allège sa sonore voix haletante et vrombissante.
Stanislas de Barbeyrac interprète Hélénus, fils de Priam, avant d'être lui aussi placé quelque peu en retrait en Hylas, jeune marin phrygien. Il n'en est pas moins sonore et présent. Ses forte sont assurés (à peine tendus dans l'aigu). Surtout, ses longues fins de phrases filées dans le piano émerveillent.
Cyrille Dubois sait donner à Iopas, poète à la cour de Didon, la légèreté assurée de sa voix. Dans l'enthousiasme candide, il regarde et se tourne de tous côtés, montant sur la pointe des pieds sur chaque temps, mais il se pose pour décocher un aigu que chacun aurait aimé entendre davantage et de nouveau.
Cyrille Dubois, Nicolas Courjal, Hanna Hipp et Joyce DiDonato - Les Troyens à Strasbourg (© Grégory Massat)
Jérôme Varnier et Frédéric Caton (aux éclats impressionnants) sont deux sentinelles aux timbres sonores et placés, apportant une touche de légèreté bienvenue pour se replonger ensuite dans le drame ("la femme n'est point rude ici pour l'étranger"). Dans d'autres distributions, les nobles voix complétant le plateau vocal mériteraient de belles louanges : Richard Rittelmann soldat, puis capitaine grec, Bertrand Grunenwald en Priam roi des Troyens, et Agnieszka Sławińska, Hécube reine de Troie.
Le public aura passé 5h45 en compagnie de ces Troyens, dont 20 minutes d'ovations debout pour saluer cette version de référence, heureusement enregistrée.