Une Passion majuscule au Festival de Pâques d’Aix-en-Provence
Il s’agit de la plus longue des cinq passions-oratorios du cantor de Leipzig (c'est-à-dire BAch), monumental dialogue à double chœur et orchestre, autour du sacrifice expiatoire du Christ. Bach emprunte aux fastes de la contre-réforme et de la polychoralité vénitienne, en profitant des deux orgues de l’Église Saint-Thomas. En grand architecte, il donne sa propre cohérence rhétorique et mathématique à la narration, qui mêle l’Évangile traduit par Luther à des développements du poète Picander. Il organise la succession rapide d’un matériau foisonnant qui fait alterner récitatifs et arias solistes, épisodes choraux puissants et chorals luthériens. Matthieu est un collecteur d’impôt, un homme de mesure et de vérification. Son propos veut montrer que le Christ est réellement le fils de Dieu. Bach lui dédie une construction musicale transparente et symétrique à laquelle il donne la chair d’alliages inédits entre timbres vocaux et instrumentaux. Ils enroulent leur rugosité et suavité mutuelles, au dessus d’une profonde et souple basse-continue.
Collegium vocale Gent au Festival de Pâques 2017 d'Aix-en-Provence (© Caroline Doutre)
Philippe Herreweghe s’inscrit dans cet « apostolat » (apôtre), saisi par la volonté d’éveiller les audiences élargies à la force d’attraction rédemptrice d’une telle musique. Sa gestique mobilise depuis ses épaules toutes les articulations de ses bras. Ils mettent en action, à la gauche et à la droite d’une vaste scène, convertie en cénacle, les deux dispositifs choraux et instrumentaux que réunit la partition. Le tempo du vaste chœur processionnaire initial semble un rien rapide et nerveux, comme pour mieux faire entendre la leçon d’Épicure : « Rien ne naît de rien », et qu’au commencement est la transformation. Le chef, avec l’ascétisme souriant qui le caractérise, retient l’œuvre, du début à la fin, dans les limites d’une matière sonore sans effet, qu’il juge sans doute inutile, de sidération. Il accentue par son choix de disposition et de distribution la symétrie souhaitée par Bach (un premier chœur constitué par les protagonistes de l’époque, un second par l’universalité des croyants). Une répartition équilibrée des basses, ténors, haute-contres et sopranos dans chaque chœur est canalisée à gauche par l’Évangéliste, à droite par Jésus. Le chef ainsi, informe notre oreille, en nous montrant combien l’œuvre, en son déroulé progressif, peut être profondément « entendue » comme la résultante alchimique de l’ensemble. Il se déplace d’un chœur à l’autre, va chercher ses musiciens un par un, dans la matière d’une œuvre qui appelle l’esprit d’un lieu, ici le Grand Théâtre de Provence. Son acoustique sans concession permet au son de faire tourner et parfois exploser des stéréophonies quasiment électriques.
Philippe Herreweghe et le Collegium vocale Gent au Festival de Pâques 2017 d'Aix-en-Provence (© Caroline Doutre)
La distribution vocale réunit une succession de voix impeccables. Les uns sont les serviteurs identifiés de récitatifs relatant les paroles des protagonistes, les autres ceux des arias exprimant les affects d’anonymes croyants.
L’Évangéliste du ténor allemand Maximilian Schmitt a la sobriété dynamique d’un narrateur qui se laisse prendre au jeu, jusqu’à l’indignation. Son timbre suave et véhément sert à la loupe l’intelligence du texte. Le baryton autrichien Florian Boesch prête au Christ sa voix sombre, longue, parfois grésillante des braises de l’au-delà. Malgré sa douceur, il est moins l’agneau prêt à être immolé que ce Christ en majesté qui peut inspirer la terreur sacrée, la terribilità du Christ du jugement dernier de Michel-Ange. Leurs échanges, quand l’humain est atteint dans le divin, sont de purs moments d’apesanteur, quasi intemporels : « Mon âme est triste à en mourir », « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ».
Le haute-contre français du premier chœur, Damien Guillon, chemine avec maîtrise dans la rangée d’émotions de ses arias. Son timbre, effilé et mince, presque fragile, au vibrato parcimonieux, sait aussi se projeter avec puissance dans l’interjection, comme avec émotion dans son échange concertant avec le premier violon. Le haute-contre du deuxième chœur est l’anglais Alex Potter. Son rôle plus bref est tout aussi applaudi, tant son engagement vocal et physique est à la fois immédiat et direct.
Erbarme dich, extrait de la Passion selon saint Matthieu de Bach par Damien Guillon, Collegium Vocale Gent, Philippe Herreweghe, 28 mars 2010, Philharmonie de Köln.
Le ténor belge Reinoud van Mechelen apporte une dimension véhémente, presque opératique, un moment d’émotion épidermique, dans son aria du premier chœur. Celui du deuxième, l’anglais Thomas Hobbs, a le timbre sonore et chaud d’un ténor bachien.
Les deux basses du premier chœur, Peter Kooij et Sébastien Myrus (choriste) accomplissent leur rôle narratif avec une endurance de prédicateurs. Ceux du deuxième chœur, Tobias Berndt et Philipp Kaven (choriste) prêtent leur voix longue et homogène à des rôles plus caractérisés, dont celui de Judas, placé là pour préserver l’équilibre de la répartition vocale.
Erbarme dich par Reinoud Van Mechelen, A Nocte Temporis
Côté soprani, celle du premier chœur est assurée avec générosité et douceur par l'allemande Dorothée Mields, dont le timbre associe subtilement le fruité et la limpidité. La femme de Pilate a la voix légère de la choriste Alexandra Lewandoska. La soprano du deuxième chœur, l’anglaise Grace Davidson, taille dans son aria un petit joyau de conception, maîtrisant de part en part l’alternance entre vibrato et sons filés.
Les chœurs offrent leur densité aux ensembles concertants et leur simplicité soignée aux « madeleines » théologiques des chorals luthériens. Côté instrumentistes, intensément sollicités, les deux premiers violons, Christine Busch et Baptiste Lopez, sont particulièrement applaudis, de même que le flûtiste Patrick Beuckels. La gambiste Romina Lischtka, est, avec le chef et avec raison, la deuxième star de la soirée.
Depuis la longue séance d’accordage, requérant le silence de l’assistance, jusqu’à la lente appogiature qui clôt le chœur final, la Passion de Bach est servie par une interprétation soucieuse de maintenir ce magnifique moment d’intensification de la foi, en la musique, dans le cadre du discours de vérité de Matthieu.