Elisabetta de Rossini à Versailles, un concert pas comme les autres
L’Opéra de Versailles programmait en ce jeudi soir le rare Elisabetta de Rossini, écrit un an avant le Barbier de Séville (dans lequel il recyclera son ouverture), dans une version de concert dirigée par Jean-Christophe Spinosi, à la tête de son Ensemble Matheus. Une fois les instrumentistes installés, le public attend longuement le chef qui paraît enfin, souriant, content de l’effet provoqué (cette mise en scène sera d’ailleurs renouvelée après l’entracte). Après avoir tapoté de sa baguette le pupitre du premier violoncelle et avoir tourné quelques pages de sa partition, placée à hauteur de ses genoux, le chef lance son orchestre dans une version très originale de la très célèbre ouverture. Jouant avec de lents tempi, il réduit le volume sonore d’un cran, produisant de délicats piani. Il joue aussi avec les silences, improvisant des points d’orgues arrêtant le temps durant de longues secondes. Parfois, le chef s’arrête de diriger, contemplant le travail de ses musiciens quelques secondes, se tenant le menton, le sourire aux lèvres. D'autres fois, il les invite à la vigueur, bondissant comme mû par un ressort. De nouvelles couleurs émergent de cette interprétation : l’occasion pour le public, qui saluera cette version personnelle par de vifs applaudissements, de découvrir cette partition sous un nouveau jour. Si ce concept se montre judicieux durant l’ouverture, il produit plus tard quelques longueurs, lorsque les lents tempi s’appliquent à des airs déjà langoureux au départ. À la fin de la pièce instrumentale, le Chœur Arnold Schönberg surgit des coulisses, apportant lui aussi plus de lyrisme et moins de fougue que ce qu’avait imaginé Rossini.
Jean-Christophe Spinosi (© Matheus)
Le rôle-titre est interprété par Alexandra Deshorties. Vêtue d’une luxuriante robe pourpre, la soprano montre l’immense palette expressive dont elle dispose. Souriante et caressante au début de l’ouvrage, elle se montre furibonde, une fois la trahison de Leicester établie. Terrifiante, elle rappelle alors qu’elle est également une formidable Médée. Balayant un large ambitus, elle effectue sans difficulté les sauts de notes requis, offrant des graves rageurs, sûrs et riches, et des aigus tonitruants, allégés par un vibrato délicat. Si les vocalises ne sont pas toujours fluides, elle offre sur ses airs des ornementations autoritaires et adaptées à la psychologie de son personnage.
Norman Reinhardt (© Dirl Brzoska)
Son amant, Leicester, bénéficie du port très aristocratique du ténor Norman Reinhardt, dont le timbre lumineux et élégant dans le médium s’avère tiré dans l’aigu : la difficulté s’affiche alors sur son visage et la justesse s’en ressent légèrement. Ses graves sont doux et vibrants, joliment émis. Ses piani, dans la scène de la prison, sont très fins et maîtrisés, à la fois peu sonores et parfaitement audibles. La main dans la poche, il paraît en revanche le plus souvent détaché de l’action. La femme que son personnage a épousé en secret, Matilde, est incarnée par une Ilse Eerens (entendue la saison dernière in loco dans Lucio Silla) remarquable. Sa voix colorée aux aigus flûtés s’appuie sur un vibrato nerveux mais contrôlé. Agile, elle laisse sa voix s’envoler avec une belle projection sur l’ensemble de sa tessiture. Bien qu’il s’agisse d’une version concertante, la soprano incarne son personnage, gardant la mine sombre ou réjouie, selon les occasions, y compris lorsque son personnage n’intervient pas dans l’action. Elle est bien sûr aidée en cela, à l’instar de ses collègues, par l’absence de partitions : la troupe ayant joué l’œuvre mise en scène au Théâtre de Vienne, le par cœur est de mise durant cette soirée.
Barry Banks (© Christian Steiner)
Natalia Kawalek est un Enrico dont la voix manque de structure dans ses premières interventions, mais qui semble s’ancrer dans les passages sollicitant le registre grave, qu’elle possède magnifiques. Erik Arman est un Guglielmo à la voix intense et aux beaux graves. Droit comme un i, la main derrière le dos sous une apparence de domestique effacé, il se montre grinçant et déterminé lorsqu’il démasque la duplicité de Norfolk. Ce dernier est campé par l’expérimenté Barry Banks, dont l’air mauvais et faux rend le personnage parfaitement détestable. Sa voix survibrée dispose d’un timbre clair et sonore, typiquement rossinien. Il offre un début d’acte II phénoménal, alliant un jeu scénique abouti et des vocalises parfaitement exécutées, figurant la capacité de séduction du personnage malfaisant. Il enchaîne alors de vaillants aigus interrompus sèchement, montrant à cette occasion sa maîtrise technique. Le public l’acclame, prêt dès lors à tout pardonner au personnage et à l’interprète. Cela tombe bien car c’est la scène suivante qui voit le personnage tenter d’assassiner la reine, et l’interprète se rendre coupable d’un trou de mémoire total. S’interrompant dans son récitatif, il tente d’improviser, perdant totalement le chef qui se met à tourner frénétiquement les pages de sa partition dans un sens puis dans l’autre, cherchant une branche à laquelle se raccrocher. N’y parvenant pas, il se retourne d’un air à la fois gentiment moqueur et interrogatif vers son interprète, provoquant l’hilarité de Norman Reinhardt. « We’ve only done this eight times » (nous ne l’avons chanté que huit fois !), s’amuse Barry Banks en guise d’excuse. Puis il reprend position, avant de retourner consulter la partition du chef sous les applaudissements d’un public magnanime. Le concert peut alors reprendre : l’instant est dramatique dans l’œuvre, mais le public (et le chef qui se retourne de temps en temps d’un air narquois) garde un sourire aux lèvres. Le ténor a bien choisi sa soirée pour connaître une telle mésaventure, qui fait aussi le charme du théâtre vivant : elle aurait sans doute été plus difficilement rattrapable dans une version scénique qu’en concert. Pour rappeler la différence fondamentale entre ces deux modes d’interprétation (et sans doute aussi pour se faire pardonner), le chef offrira un bis du finale au public, ravi de cette soirée riche en émotions.