Manon Lescaut de Puccini, magistrale version de concert à Genève
Puccini et ses librettistes ont (à la différence de Massenet dans sa Manon) une lecture sombre de l’histoire de Manon, qui demeure ici certes une coquette invétérée, à tendances vénales (tout ce qui la perdra), mais qui est surtout une amoureuse aventureuse et éruptive, en réponse à l’amour tout aussi tellurique que lui voue, envers et contre tout, le Chevalier Des Grieux. Le mélange réussi de lyrique et du burlesque dans les actes 1 et 2, cédera à une tonalité plus âpre dans l’acte 3 et au tragique avéré dans le dernier acte.
Gianandrea Noseda à la tête de 70 musiciens et 90 chanteurs tient la maison d’une main ferme et efficace tout au long de la soirée, mouillant la chemise (au propre comme au figuré) pour faire surgir le maximum d’expression de cette partition puissante. L’Orchestre du Théâtre royal de Turin, docile et inspiré, seconde à la perfection les injonctions du chef dans sa stratégie interprétative. Le Chœur du Théâtre Royal de Turin, un peu en retrait du fait de la disposition de concert tient honorablement son rang. Les solistes en revanche sont particulièrement à la hauteur des enjeux de la partition. Les petits rôles sont bien tenus, incarnant des personnages, secondaire certes, mais importants dans la dramaturgie, avec pour tous, des voix suffisantes et convaincantes, et surtout avec un engagement dramatique très efficace.
Gianandrea Noseda (© Ramella & Giannese)
Edmondo (Francesco Marsiglia) est un jeune ténor à la voix légère mais il sait incarner ce personnage entremetteur pour son ami Des Grieux lorsque nécessaire. Il est une sorte de figure complémentaire de Lescaut, le frère de Manon, auquel Dalibor Jenis, avec une belle voix sonore et variée, a su donner toute sa noirceur, sa veulerie au début, ses intrigues et manigances, ses manipulations, puis enfin sa fidélité néanmoins touchante envers le couple d’amants. Une mention spéciale pour Carlo Lepore, magnifique voix de basse, profonde, sombre, large, très belle en qualité, qui a du coup donné de Géronte (le bien nommé), au delà du vieux barbon, riche, aveuglément amoureux, dupé, puis vindicatif, une dimension humaine plus riche et plus subtile.
María José Siri (© DR)
Maria José Siri, jeune soprano uruguayenne, à l’aube d’une carrière bien initiée (Mimi, Tatiana, Tosca, Aïda, Butterfly, Leonora, Amelia) sur les plus grandes scènes internationales, est dotée d’une voix large, longue et profonde, de beaux graves sous un médium somptueux, et avec un aigu facile, se permettant le pianississimo ou le fortississimo selon les nécessités de l’expression, avec une aisance et une maîtrise remarquables. Elle sait incarner toutes les facettes du personnage, de sa légèreté initiale à la femme amoureuse déterminée, par un sentiment absolu et pur, qui s’éteindra immergé dans la passion torride dont l’entoure jusqu’à la fin le Chevalier. Les deux airs, les deux tubes : « In quelle trine morbide… » puis « Sola, perduta, abbandonnata… » sont excellemment interprétés et délivrent toute leur charge émotionnelle sur une assistance recueillie et émue.
Gregory Kunde (© Chris Gloag)
Le choc de la soirée est néanmoins Gregory Kunde, le ténor américain qui, malgré ses 62 ans, campe un Chevalier Des Grieux juvénile, enflammé, haletant, téméraire et incandescent, avec une ardeur et une fougue réjouissantes ! La voix, très belle et très sonore, magnifiquement projetée, est tour à tour séduisante, caressante, nerveuse, colérique, et d’une vaillance ébouriffante, avec des aigus faciles et somptueux ! Le rôle est riche en situations diverses et en récits, airs, duos et ensembles, mais il n’a pas de « tubes ». C’est un rôle très lourd, car le personnage est omniprésent. Un rôle qui requiert une endurance et des moyens qui expliquent peut-être pourquoi l’œuvre, sans être négligée, n’est pas, loin de là, la plus jouée de Puccini. Un très grand Des Grieux ! Un immense chanteur, à la carrière éloquente et brillante, et que l’on attendra avec impatience dans ses prochains rôles !
Cette représentation ne fut pas complètement une « version de concert », où les chanteurs resteraient sur scène avec les musiciens et se lèveraient (avec partition ou pas) pour exécuter leurs parties. Les interprètes ont ici, dans la bande scénique réduite qui passait devant l’orchestre disposé, proposé une mise en espace minimale (sans costumes ni décors évidemment), avec entrées, rencontres et sorties qui permettent de suivre l’intrigue plus aisément que simplement par le texte traduit sur l’écran des sur-titres. Avec au rendez-vous une gestuelle et des mimiques très convenues mais rendant lisible la dramaturgie. Qu’ils en soient remerciés !
La vraie mise en scène (compromis entre le projet du chef et les visions manifestes des interprètes) était dans le son de cet orchestre et dans les voix déployées pour défendre à la fois un personnage (bien caractérisé) et les situations dramatiques représentées, avec leur lot de passions et d’actions.