Le Pierrot lunaire entre les murs des Bouffes du Nord
La première œuvre présentée dans ce programme est le Rondeau brillant pour violon et piano, op. 70, de Schubert. Cette pièce de caractère à la forme relativement libre et foisonnante ne présente qu’un intérêt moyen. Dans le brillant comme dans la tendresse, le violon toujours expressif de Pierre Fouchenneret est généralement couvert par le piano. L’écriture de Schubert porte encore la marque des sonates classiques « avec accompagnement de violon ». L’union des cordes dans le Trio op. 8 n°1 de Brahms permet en revanche d’atteindre un meilleur équilibre face au piano puissant de Jean-François Heisser. Après la tonalité mineure qui domine le Rondeau brillant, le si majeur chaleureux de Brahms comble la salle et fait vibrer les murs usés par le temps. La virtuosité de l’écriture, jamais démonstrative, donne à apprécier les grandes qualités des musiciens : leur précision dans les nuances piano du scherzo, la belle maîtrise d’archet et les pizzicati résonnants de Victor Julien-Laferrière au violoncelle, ou encore le sculpté mélodique de la main de Jean-François Heisser lorsqu’il s’aventure dans les hauteurs du clavier. La fusion des cordes dans le contrepoint expressif de l’adagio offre un contraste de sonorité saisissant avec le choral austère du piano, contraste qui se résout finalement dans un dernier mouvement aux dimensions orchestrales.
Jean-François Heisser (© T. Chapuzot)
Les oreilles des spectateurs, affûtées par ce généreux prélude, sont prêtes à affronter le chef-d’œuvre révolutionnaire de Schoenberg. Le Pierrot lunaire est un cycle de vingt-et-un poèmes, composé en 1912 d’après la traduction allemande du recueil homonyme du poète symboliste belge Albert Giraud. La principale innovation de Schoenberg consiste en l’emploi systématique du Sprechgesang, d’une forme d’expression vocale entre la déclamation et le lyrisme. Marion Tassou, habituée du rôle, incarne à merveille le « dandy bergamasque », ce Pierrot qui quitte son Italie à la rencontre de cette fremde Melodie, mélodie étrange et étrangère. La jeune soprane adopte un certain détachement qui sied bien au cynisme envoûtant de l’œuvre, et qui ne l’empêche pas de déployer de riches qualités déclamatoires, usant de variations minimales sur les couleurs des voyelles, savourant la richesse consonantique de l’allemand, et explorant le spectre complet des intensités, du murmure au cri rauque et aux raclements de gorge. L’acoustique de la salle est d’ailleurs favorable à ces nuances extrêmes. Lorsque la voix lyrique fait brièvement irruption, décharnée pour la Mère des Douleurs (Mutter aller Schmerze), elle se teinte d’une certaine ironie nostalgique.
Victor Julien-Laferrière (© DR)
Le poème « Lune malade », accompagné de la seule flûte, est particulièrement représentatif de la douceur morbide (morbido ne veut-il pas dire « doux » en italien ?) qui imprègne ces courts textes, dont le surtitrage en français permet d’apprécier la force poétique. L’univers quelque peu sinistre et « si modernement sentimental » d’Albert Giraud nourrit l’expressionnisme musical de Schoenberg, et son écriture instrumentale bouscule tout aussi violemment le postromantisme de la génération précédente. Le piano percussif et débordant d’énergie de Jean-François Heisser entraîne à sa suite les cordes, la flûte et la clarinette, et ils heurtent ensemble les derniers hoquets d’un lyrisme hors d’âge. La musique emprunte les voix souterraines du Sprechgesang, elle trouve refuge dans cette mélodie sous-entendue, « vieux parfum du temps des contes » (alter Duft aus Märchenszeit).