Surprenant Tristan et grande Isolde de Richard Wagner à l’Opéra de Lyon
En 1857, Richard Wagner est déjà un compositeur reconnu mais encore bien discuté, surtout à cause de sa participation aux émeutes de Dresde en 1849. Cette année-là, il est invité à s’installer avec sa femme Minna aux côtés de son mécène, Otto Wesendonck. C’est alors que le compositeur entretient une relation intellectuelle, artistique et – sauf preuve du contraire – platonique avec la femme de son protecteur, Mathilde. L’épreuve de cet amour impossible, emprisonné par les normes religieuses et sociales, encourage Wagner à s’inspirer de l’œuvre Tristan et Iseult de Gottfried de Strasbourg, poète allemand du XIIIe siècle, qui est elle-même inspirée d’une légende celtique.
Tristan, héros et ami du Roi Marke de Cornouaille, a tué le fiancé d’Isolde, princesse d’Irlande. Blessé lors du combat fatal, il se fait soigner par cette dernière, sans qu’elle ne le reconnaisse d’abord, mais qu'elle identifie ensuite à son épée. Pourtant, un seul regard suffit à faire naître un amour, qui ne peut être que caché. L’opéra commence bien plus tard, alors que Tristan conduit le bateau qui mène Isolde, promise au Roi Marke, en Cornouaille. Ne supportant pas sa situation, elle décide d’entraîner Tristan et elle-même dans la mort. Mais le philtre de mort qu’elle pense administrer est en réalité le philtre d’amour, qui détruit alors les manières qui cachaient les amoureux.
L’amour, la trahison et la mort sont les trois thèmes principaux de l’œuvre de Wagner. Afin d’atteindre toute l’expression dramatique possible, le compositeur use de procédés qu’il avait déjà bien expérimenté et qu’il amène ici à un haut degré d’écriture : un univers harmonique chromatique, un discours musical continu et l’utilisation de leitmotivs, des éléments musicaux associés à un personnage ou à une émotion, qui évoluent au cours de l’œuvre, selon le contexte et la situation psychologique.
Cette année, le Festival organisé par l’Opéra de Lyon porte le thème des Mémoires, mémoires de mises en scène de grandes figures ayant marqué l’opéra. Avec la réalisation d’Elektra de Ruth Berghaus (retrouvez-en ici notre compte-rendu) et celle du Couronnement de Poppée de Klaus Michael Grüber, c’est la version de Heiner Müller qui est ici proposée pour Tristan et Isolde.
Homme de théâtre Est-Allemand né en 1929, Heiner Müller est principalement connu pour ses adaptations théâtrales. Il est invité pour la première fois à réaliser la mise en scène d’un opéra avec Tristan ett Isolde pour le Festival de Bayreuth, qui y sera produit de 1993 à 1999. Alors qu'il est disparu en 1995, le Festival Mémoires veut rendre hommage à sa production qui fit date dans la mémoire collective des mises en scène d’une œuvre de Wagner. Fidèlement reconstituée, du décor aux gestes et placements des chanteurs, la mise en scène de Müller est pleine de symboles. À l’image, certainement, de la musique de Richard Wagner, elle regorge de leitmotivs d’effets de lumière, toujours subtils, jamais agressifs (même si la plupart de ces symboles ne sont, sans doute, identifiables et surtout interprétables que par des initiés).
D’abord, dans la version originale, lors des préludes de chaque acte, des tableaux peints sont projetés sur l’écran cachant la scène : de style semi-abstrait, ils placent la scène -qui est alors cachée derrière l’écran- dans son contexte, tel que Wagner l’a consigné. Cependant, dans la version de ce soir, l’écran reste illuminé de couleurs évoluant avec la musique. L’attention de l’auditeur est donc toute entière portée à la musique de l’orchestre. Dans chaque acte, le décor se résume à un grand cube sans issues, dont le côté spectateurs est un écran invisible, et penché vers la salle, afin que le sol et le fond du cube soient visibles de partout, y compris du parterre, avec un plein effet de perspective. Invisible et pourtant bien réel, des effets de lumière y sont projetés selon les besoins symboliques de la scène.
Pour l’acte I, la scénographie place l'action dans la coque et le pont du navire, avec son sol en bois. La chambre d’Isolde, accompagnée de sa fidèle Brangäne, est un carré aux murs invisibles, en devant de scène. Dans ce décor très rectiligne, le spectateur est de suite attiré par les seuls éléments courbes qui entourent chaque protagoniste à hauteur du cou. Cet accessoire, aux allures un peu futuristes mais un peu ridicule, retirés par les seuls amoureux lors de leur fameux regard échangé après l'absorption du philtre d’amour, représente les normes religieuses et sociales qui emprisonnaient leur amour. Dans les actes suivants, Brangäne et Kurwenal aussi, complices de l’amour interdit, ne les auront plus, contrairement au Chevalier Melot et au Roi Marke.
Daniel Kirch et Ann Petersen dans Tristan et Isolde par Heiner Müller (© Stofleth)
Le symbolisme de l’acte II est tel que la mise en scène peut paraître curieuse. Toujours dans un grand cube, éclairé de plusieurs teintes de bleu, les personnages évoluent dans une forêt de cuirasses bien rangées en lignes (sauf un groupe de cuirasses qui reste légèrement décalé, créant ainsi une cassure dans cet effet de lignes parfaites), qui provoquent de nombreux questionnements parmi les spectateurs durant l'entracte. Après avoir jeté la torche (ici un cube de plexiglass), signal convenu entre les amants pour se retrouver, ceux-ci chantent leur amour sans jamais se toucher, avançant et reculant, se croisant, mais paraissant ne pas se voir. Le plateau se remplit de rouge lorsque Melot, accompagnant le Roi Marke, blesse Tristan, qui s'enfonce lui-même l’épée de son ami traître. Pour l’acte final, le cube s’assombrit encore, dans les couleurs grises et noires des poussières de Karéol. Les carrés lumineux sont blancs. Au sol et au plafond sort un trait de lumière. Comme une barre de chargement, représentant sans doute l’attente et l’espoir de Tristan de revoir Isolde, ce trait évolue lentement et imperceptiblement, recommençant jusqu’à ce qu’Isolde arrive bel et bien. Lors de l’air final d’Isolde, le fameux Liebestod, une ouverture apparaît au fond du cube et l'illumine couleur or, comme Isolde elle-même qui rayonne.
Outre l’importance de la mise en scène dans l’œuvre totale de Wagner, celle-ci ne serait rien sans un excellent plateau vocal, capable d’assurer dans la durée une partition difficile et exigeante. Tristan est incarné par le ténor Daniel Kirch (entendu en Lohengrin à Nantes en début de saison). Dans les deux premiers actes, il semble emprisonné par son personnage, héros sérieux, froid et trop droit. Comme s’il se sentait à l’étroit dans cette reconstitution, sa voix l’est aussi : étroite, peu puissante et peu héroïque. Mais, de manière surprenante, l’acte III libère son jeu et sa voix qui gagne en présence et en puissance expressive. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser en début de soirée, il est tout à fait capable d’assurer son rôle et de s’y engager pleinement jusqu’au bout.
Ann Petersen dans Tristan et Isolde par Heiner Müller (© Stofleth)
Maintenant habituée à ce rôle, c’est Ann Petersen qui chante Isolde d’une voix claire, très intelligible, torturée quand il le faut, très expressive et vivante. Lors du Liebestod, cet aria final marquant la consommation de l’amour dans la mort, sa présence est captivante, rayonnante et même émouvante. Grâce à la mise en scène mais aussi par son aura et sa voix, on a d’yeux -et d’oreilles- que pour cette brillante Isolde.
Eve-Maud Hubeaux, Daniel Kirch et Ann Petersen dans Tristan et Isolde par Heiner Müller (© Stofleth)
Le Roi Marke est interprété par la basse Christof Fischesser, à la voix posée et impérieuse, toujours très agréable (nous pouvons aussi l’entendre dans le rôle d’Oreste dans Elektra de Strauss, dans ce même Festival Mémoires). Kurwenal est assuré par le baryton Alejandro Marco-Buhrmester, dont on apprécie la voix timbrée et sobre, parfaitement dans son rôle. C’est la jolie voix chaude, intelligemment menée, d’Ève-Maud Hubeaux qui incarne idéalement la fidèle Brangäne. Le public, par ses saluts et applaudissements, montre qu’il n’a pas été insensible à sa prestation (on se souvient de sa belle incarnation récente à l’Opéra de Lyon en Andromaque dans Ermione de Rossini en novembre dernier : compte-rendu). Patrick Grahl, jeune matelot de l’acte I et berger guetteur (aveugle dans la mise en scène de Müller) de l’acte III, mérite d’être reconnu pour ses courtes interventions mais à la voix bien présente.
Thomas Piffka et Alejandro Marco-Buhrmester dans Tristan et Isolde par Heiner Müller (© Stofleth)
Toujours de grande qualité, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon a toutefois déjà été vu en plus grande forme. Dès le prélude, il nous fait entendre ses belles couleurs, sa grande homogénéité, malgré des violons un peu trop feutrés, sans brillance, surtout après les superbes interventions des violoncelles. L'auditeur sent la grande précision de la direction de Hartmut Haenchen, interprète d’un seul et même instrument orchestral, très ensemble et qui suit ses moindres gestes. Toutefois, certains passages auraient mérité davantage de temps. Il est même possible que certains musiciens aient été surpris, étant -deux ou trois fois- légèrement en retard sur l’orchestre. Cette toute petite impatience est particulièrement dommageable dans le prélude de l’acte III, dont les premiers douloureux accords méritent d’être davantage tragiques. Surtout, les deux pupitres de violons n’ont pas su trouver dès les premières mesures le même élan musical, ce qui n’est vraiment le cas que quelques mesures plus tard. Il faut saluer le solo de cor anglais dont la mélodie du pâtre est si agréable, joliment phrasée, à la fois dansante et mystérieuse, qui ne lasserait jamais. Malgré les quelques petites fatigues de l’orchestre et du chef – dont on doit louer l’investissement impressionnant que nécessite ce Festival Mémoires, puisqu’il dirige aussi Elektra de Richard Strauss les autres soirs –, c’est bien à eux que le public a réservé ses plus chauds applaudissements.