Sublime et puissante Elektra de Richard Strauss à l’Opéra de Lyon
La musique de Richard Strauss se caractérise par son attrait pour le Lied et le poème symphonique. Il fait preuve d’un don particulier pour le phrasé vocal féminin et renouvelle l’orchestre, en accentuant l’émancipation des pupitres, en leur offrant davantage de virtuosité et en créant de nouvelles textures sonores. L’opéra semble donc une parfaite réunion de ses deux domaines de prédilection, créant un véritable « poème symphonique avec voix », soutenu par un effectif orchestral impressionnant (environ 120 musiciens).
Avec son opéra Salomé (récemment monté par Olivier Py à Strasbourg) créé en 1905 sur un livret d’Oscar Wilde, Strauss a trouvé une structure d’un opéra en un acte unique inspiré de mythes. C’est avec le dramaturge Hugo von Hofmannsthal qu’il travaille, dès 1906, autour de l’une de ses dernières pièces, inspirée du théâtre antique grec de Sophocle, le mythe d’Électre : après son retour de la guerre de Troie, le roi Agamemnon est assassiné par sa femme Clytemnestre et son amant Egisthe. Électre , fille de Clytemnestre et d’Agamemnon, vit rejetée de tous. Bien que proche de sa sœur Chrysothémis, leur vision de la vie et leur désir de vengeance diffèrent. Alors que Chrysothémis ne rêve que d’une vie tranquille avec des enfants, Électre reste folle de douleur par la perte de son père et ne vit que dans l’attente du retour de son frère Oreste pour accomplir sa vengeance matricide.
Elektra par Ruth Berghaus (© stofleth)
Fortement influencé par l’écriture de Richard Wagner, Richard Strauss utilise aussi des leitmotivs (éléments musicaux réitérés caractérisant un personnage ou une idée), une écriture sonore continue, amenant l’auditeur (et le musicien) à être quasiment hors d’haleine, ainsi qu’une dramatisation poussée du récit.
Le spectacle d’Elektra présenté à Lyon, composant le Festival Mémoires imaginé par Serge Dorny, Directeur de l’Opéra de Lyon, est une re-création d’une mise en scène de Ruth Berghaus. Figure emblématique du théâtre est-allemand, Ruth Berghaus, décédée en 1996, n’est connue en France que pour sa mise en scène de Wozzeck (Berg) à l’Opéra de Paris en 1985. Pourtant, son travail dramaturgique du théâtre et de l’opéra a été loué ou décrié, mais toujours reconnu. C’est particulièrement le cas de la mise en scène d’Elektra en 1986 à Dresde, dans la salle même de la création de l’œuvre. C’est justement cette réalisation, qu’il avait lui-même dirigée en 1986, qu’a proposée le chef Hartmut Haenchen à Serge Dorny pour accompagner Tristan et Isolde (Wagner) à l’occasion de ce Festival Mémoires.
Elektra par Ruth Berghaus (© stofleth)
A Dresde, comme à Lyon, la fosse ne permet pas d’accueillir les 120 musiciens de l’orchestre. C’est en partie pourquoi Ruth Berghaus choisit de les placer sur scène, surplombés d’une tour à deux étages, ressemblant aux grands plongeoirs des piscines olympiques. Ainsi, outre la question pratique de l’orchestre, les protagonistes semblent se retrouver au bord du gouffre et ne pouvant échapper à cette tension qui précède la chute. Toutefois, en replaçant la création de la mise en scène dans son contexte, il est difficile de ne pas ressentir une interprétation politico-historique, comme le suggère le décorateur Hans Dieter Schaal, qui a travaillé avec Ruth Berghaus : « La tour d’Elektra avait quelque chose d’une tour d’observation », aux frontières du mur séparant l’Allemagne en deux, et qui s’apprêtait alors à tomber quelques années plus tard. Aujourd’hui, bien que cette interprétation soit fort possible, notre regard du XXIe siècle ne peut alors saisir toute sa portée. Les servantes gantées de cuir et chassant à la cravache des étrangers ou des menaces invisibles et Électre encordée dans un drap ressemblant à une camisole, cette tour blanche ressemble davantage à un mirador de prison pour femmes, voire d’un asile de femmes hystériques.
Le geste symbolique de Ruth Berghaus est certain, mais nécessite certainement davantage de clefs pour être entièrement compris. L’importance symbolique des éclairages, qui semblent accompagner certains leitmotivs de la musique ou en proposer de nouveaux, est aisément identifiable. Il semble que l’espérance, alors absente dans la musique de Strauss et le livret de Hofmannsthal, devienne un élément récurrent de l’histoire. Les lumières fortes, bleues et blanches, nous éloignent de l’univers sombre et extrêmement triste que nous pourrions imaginer.
Elektra par Ruth Berghaus (© stofleth)
Le traitement des personnages répond pourtant aux attentes du public, avec un certain renfort : Clytemnestre, fardée à outrance, s’effondre d’angoisse et d’épuisement ; Chrysothémis est la parfaite réplique de Cendrillon, princesse blonde à la robe rayonnante opprimée par une mère et un beau-père égoïstes ; Oreste, prince déchu fort, puissant et vengeur… Sauf Électre : loin d’être la femme sauvage aux comportements félins, elle nous semble être le personnage le plus humain, qui nous ressemble presque. Le contraste avec les autres personnages est frappant, particulièrement lors de la scène 4, où Clytemnestre partage son rêve à sa fille Électre.
En tant que spectateur, l’effet est, au bout d’un certain temps, assez particulier de regarder sans cesse en hauteur. Cependant, le spectacle est aussi au rez-de-chaussée –parfois il l’est même bien davantage qu’aux étages supérieurs– où l’immense orchestre affronte directement les chanteurs, tant physiquement qu’en puissance. Cette image de lutte d’Électre surplombant cet ensemble monstrueux est même parfois très belle, rien que visuellement.
Elena Pankratova dans Elektra par Ruth Berghaus (© stofleth)
Ce combat quasi continu entre l’orchestre et la voix, au-delà des difficultés techniques de la musique de Strauss, nécessite un plateau exceptionnel de chanteurs aussi puissants vocalement qu’expressivement. La voix d’Elena Pankratova, pourtant spécialiste du répertoire italien, interprète d’Électre, réussit à passer au-dessus de l’orchestre, grâce à une puissance et à une technique du souffle fort bien maitrisées, tout en gardant une excellente diction et l’effet de lutte extrême de la voix, voulu par le compositeur munichois. Chrysothémis, incarnée par Katrin Kapplusch, a sans aucun doute une belle ligne de chant et des aigus puissants, mais pas toujours suffisants pour ne pas se faire manger, trop souvent, par la puissance de l’orchestre. Le jeu théâtral et vocal de Clytemnestre, par Lioba Braun, sont étonnants et intéressants : elle exprime la terreur et le désespoir, en modifiant le timbre de sa voix, sans excès et sans perte d’intensité. L’Oreste de Christof Fischesser rivalise sans aucuns soucis avec l’orchestre, grâce à une voix profonde, puissante, solide et sûre.
Lioba Braun et Elena Pankratova dans Elektra par Ruth Berghaus (© stofleth)
Si ce plateau vocal collabore si bien avec l’orchestre, en véritable égal –tant ami qu’adversaire–, c’est grâce à la précision du travail de préparation et de direction du chef Harmut Haenchen. C’est ainsi que l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, renforcé par des élèves du Conservatoire supérieur de Lyon, est capable, dès le tout début de l’œuvre et jusqu’à l’éclatant accord final, de couleurs sublimes, d’une palette de nuances diverses absolument incroyable. La puissance et la violence de la partition de Strauss, mais aussi ses parties plus intimes, en effectif restreint (formation de quatuor ou en solo), ont trouvé d’excellents interprètes. Souvent, notre regard redescend devant soi pour apprécier tout simplement la musique. Plus particulièrement, si la danse finale d’Électre manquait sans doute dans la mise en scène, c’est bien à l’orchestre qu’elle était : il est sans doute impossible de ne pas laisser son regard vivre cette terrible valse qui est juste devant soi, interprétée par l’excellent et impressionnant ensemble symphonique.