Entretien croisé des créateurs du Pierrot lunaire japonais à l'Athénée
Comment est venue l'idée de marier le Pierrot lunaire de Schoenberg et le théâtre de marionnettes japonaises traditionnelles bunraku ?
Jean-Philippe Desrousseaux (mise en scène, adaptation, costumes et manipulation de marionnettes) : J'aime beaucoup travailler le répertoire de marionnettes avec musique qui existe depuis le XVIIe siècle. Pierrot lunaire est une œuvre qui se réfère au cabaret, elle n'a pas été conçue pour marionnettes mais ces formes artistiques ont des connexions. En effet, Pierrot est une œuvre de 1912 et l'époque était marquée par le japonisme. Ce mouvement connectait tous les arts de la scène et les arts plastiques.
Quels sont les liens entre le Japon Edo et l'Autriche au début du XXème siècle ?
Takénori Némoto (direction musicale) : Le lien entre les deux est assez évident, à travers les différentes vagues de japonisme. Au XIXème siècle, l'Europe découvre le Japon de l'époque Edo avec les estampes et les porcelaines, bien que le pays soit resté fermé pendant trois siècles. C'est pourquoi le Japon représenté à l'époque ne correspondait pas au Japon d'alors, mais à celui de plusieurs siècles passés. Le pavillon japonais des Expositions universelles était l'art traditionnel et non d'époque.
Comment se manipulent les marionnettes de Bunraku ?
Jean-Philippe Desrousseaux : Au Japon, le bunraku est un art extrêmement codifié. Il faut des années pour le maîtriser (avec la cohésion des 3 manipulateurs par marionnettes) et les maîtres de cet art sont des trésors nationaux vivants. Notre équipe n'est pas japonaise, même si nous avons la caution de Takenori. Les marionnettes que nous utilisons sont un peu plus grandes qu'au Japon (pour s'adapter au regard occidental). Nous faisons une réappropriation.
Takénori Némoto : Un peu comme les peintres impressionnistes français qui ont copié les estampes japonaises et se sont approprié l'esthétique pour en faire leurs propres œuvres.
Jean-Philippe Desrousseaux : Comme Ariane Mnouchkine qui utilise énormément les codes du théâtre asiatique, de manière prodigieuse. Ces inspirations sont incontournables, extrêmement riches pour nos pratiques.
La notion de musicalité vous parle-t-elle dans la manipulation de marionnettes ?
Jean-Philippe Desrousseaux : Énormément. Nous jouons sur un fil musical. Pour nous, le temps est mesuré par la musique, support de la narration. Les 21 morceaux de Pierrot lunaire ont tous des caractères différents et leur musicalité est fondamentale pour notre manipulation, notre cohésion, notre énergie. Notre but est de construire une dramaturgie musicale. Avec mes partenaires marionnettistes (Gaëlle Trimardeau, Bruno Coulon et Antonin Autran), nous travaillons beaucoup sur le répertoire musical, c'est incontournable.
Pierrot lunaire par Jean-Philippe Desrousseaux (© Gabriele Alessandrini)
Pierrot lunaire est-elle une œuvre difficile à suivre, lorsqu'on est caché derrière la marionnette ?
Jean-Philippe Desrousseaux : Les repères prennent du temps à venir. Nous ne voyons pas le chef : il est dans notre dos et nous sommes tout en noir, visage compris, limitant notre champ de vue à quelques centimètres. Cela fait maintenant longtemps que nous écoutons l’œuvre, nous nous l'approprions et elle nous fascine, mais c'est extrêmement physique de rester dans ses mouvements. Certaines œuvres nourrissent, celle-ci nous épuise.
Takénori Némoto : (rires) Pour nous c'est pareil. L’œuvre ne dure que 40 minutes mais on ne peut pas lâcher l'attention une seconde.
Percevez-vous déjà une histoire dans le Pierrot lunaire ?
Jean-Philippe Desrousseaux : Oui et non. Les poèmes ont beaucoup d'abstraction, mais il y a les personnages de la Commedia dell'arte, avec leurs sentiments, leurs états émotionnels qui évoluent et construisent une dramaturgie. L'œuvre parcourt 21 poèmes (divisés en 3 fois 7), chaque poème est une émotion et chaque partie de sept poèmes est un parcours initiatique de Pierrot. J'ai voulu dessiner une histoire avec un poète, une geisha, un vieil homme, ce qui fonctionne très bien : comme pour le Pierrot lunaire, il y a dans le théâtre traditionnel japonais un récitant (ou une récitante) et des musiciens, nous ajoutons le travail de lumières (qui donne également une impression de vidéo).
Cette histoire, dans votre mise en scène, est-elle une réinterprétation ou bien un prolongement de l'histoire du Pierrot lunaire ?
Jean-Philippe Desrousseaux : C'est une interprétation des états émotionnels qui sont dans les poèmes. Les personnages sont les archétypes très forts de la Commedia dell'arte, la psychologie en découle dans leurs relations. J'ai voulu suivre les états émotionnels du héros: un jeune homme objet de séduction, puis en proie à ses fantasmes et traversant des pulsions meurtrières suivies d'une rédemption lorsqu'il revient à son état original, figuré dans le dernier poème par un retour vers un pays natal et idéalisé "O alter Duft..."
Comment expliquez-vous que le déroulé poétique et symbolique de Pierrot lunaire s'adapte si bien à une histoire japonaise ?
Jean-Philippe Desrousseaux : Je ne sais pas (rires collectifs) ! C'est le miracle de la distanciation. Parfois, il faut un peu "tirer la ficelle" pour que tout s'adapte mais cet ensemble a très bien fonctionné. La musique du Pierrot lunaire a maintenant 105 ans et elle paraît toujours lointaine, onirique, comme le Japon d'il y a un siècle vu par les occidentaux (qui était moins informé, plus rêvé). Je me suis donc davantage basé sur une émotion de la narration, plutôt que sur un "Japon exact".
Takénori Némoto : Justement, il y a eu plusieurs tentatives d'adaptations scéniques et cinématographiques de Pierrot lunaire et l'interprétation est souvent surréaliste, avec des images étranges, elle ne raconte pas vraiment une histoire. Cela tient aussi à la traduction allemande qui renforce l'étrangeté des poèmes (enlevant notamment la forme classique du poème, un rondo à rimes). De fait, les interprètes ont tendance à proposer des visions plus "vagues", notamment avec la technique vocale du Sprechgesang (parlé-chanté de cette œuvre), alors que la partition est très écrite. Le côté terre-à-terre que propose Jean-Philippe m'intéresse donc beaucoup.
Pierrot lunaire par Jean-Philippe Desrousseaux (© Gabriele Alessandrini)
En prélude au spectacle, vous proposez les Quatorze manières de décrire la pluie composées par Hans Eisler, qui est un hommage à Schoenberg et qui reprend l'effectif instrumental du Pierrot lunaire. Pourriez-vous nous présenter cette œuvre et comment elle mènera au Pierrot lunaire ?
Takénori Némoto : Nous voulions une introduction qui permette de créer une ambiance. Dans le théâtre traditionnel japonais, il y a toujours une première partie qui distrait le public, avant de rentrer dans l’œuvre. Cette composition est beaucoup plus tonale, elle permet de s'habituer à la couleur de son maître Schoenberg. Elle met aussi en valeur les instrumentistes.
Gabriele Alessandrini, pourriez-vous nous présenter votre vidéo qui accompagnera les Quatorze manières de décrire la pluie ?
Gabriele Alessandrini : La vidéo reprend les symboles fondamentaux de Pierrot lunaire. La pluie en est l'élément principal, ainsi que la lune, le sang et les tissus rouges maculés. L'esthétique s'inspire de la graphique japonaise des estampes, de la calligraphie (les mots pluie, femme, amour, passion). Elle en est une évocation, non pas simplement narrative. Au Musée national des arts asiatiques Guimet, nous avons vu les calligraphies japonaises, comme des taches coulantes mais de véritables œuvres d'art. Le matériau d'images est composé d'estampes et animé de compositions graphiques (avec le logiciel After Effects).
Surtout, votre vidéo suivra la musique et le chef en temps réel, durant la diffusion !
Gabriele Alessandrini : Oui, absolument. Nous avons défini sept moments clés (chiffre très important dans le Pierrot lunaire) avec Takénori Némoto, sur lesquels la vidéo change.
Comment est composée la scénographie ?
Jean-Philippe Desrousseaux : Il y a trois niveaux de lecture sur le plateau : les marionnettes en bas, les musiciens un peu surélevés et puis le cyclorama (écran en fond de scène) avec ses jeux de lumière. La lumière joue un rôle extrêmement important dans ce spectacle. D'abord parce qu'en tant que manipulateurs de marionnettes, nous sommes entièrement habillés en noir. La lumière distille aussi les mêmes sensations expressives que le texte. Les musiciens ne sont pas une bande-son mais sont visibles, on les voit produire le spectacle avec l'ensemble. La lumière est assez bluffante, puisqu'elle donne l'impression d'être de la vidéo.
François-Xavier Guinnepain (lumières et scénographie) : L'idée était de servir la musique et les musiciens autant que la marionnette. Le cyclorama permet de mettre les interprètes en silhouettes, de les montrer en train de raconter l'histoire qui se déroule devant eux. Des filtres sur les projecteurs, des diapositives de verre présentent des nuages, la lune, des papillons. Il y a toujours une réponse entre les éléments, le fond de scène, les interprètes, les marionnettes.
Jean-Philippe Desrousseaux
Est-ce que ce spectacle conserve l'esthétique du cabaret de la composition ?
Jean-Philippe Desrousseaux : Dans une certaine mesure, pour ce qui concerne les marionnettes et le théâtre japonais, il y a un lien entre le cabaret et le Kyōgen comique avec de vieux personnages négatifs et affreux. Cela étant, le cabaret de Schoenberg est très savant : le cabaret Berlinois était assez intellectuel (sans cracheur de feu ou montreur d'ours). L'esprit cabaret est une réappropriation de formes savantes : chant, musique, éléments visuels. Pierrot reste donc un cabaret, idéalisé.
Et concernant le chant et son intonation cabaret ?
Marie Lenormand (mezzo-soprano) : J'ai opéré un mélange personnel de vocalité lyrique et de parlé cabaret, selon les textes. La difficulté et l'intérêt de ce travail consistaient à exprimer un texte, une musique, une partition très exigeante en utilisant mon instrument autrement. Cela donne une immense liberté. Ainsi, si l'on écoute les enregistrements, toutes les versions possibles existent, de la voix parlée à une précision déconcertante de lignes chantées.
Comment se déroule le travail musical ?
Takénori Némoto : La voix est traitée comme un instrument de musique. Le texte n'apportant pas un sens concret à l'histoire, l'enjeu est de traiter la couleur et le travail consiste à harmoniser l'ensemble avec la voix. Nous travaillons donc tous ensemble, avec les instrumentistes et le chant.
Marie Lenormand, en tant que chanteuse, comment avez-vous abordé ce Pierrot lunaire ?
Marie Lenormand (mezzo-soprano) : Je chante surtout de l'opéra, ce répertoire est donc très nouveau et très intéressant pour moi. J'ai toujours aimé dire des textes, la littérature, des poèmes. Je me suis plongée dans ce travail de diseuse, à la fois très cadré et plein de liberté (dans la coloration des mots, pour apporter une texture qu'on ne retrouve pas dans la traduction allemande).
Vous repartez donc des textes originaux en français d’Albert Giraud ?
Marie Lenormand : Oui, les textes d'Albert Giraud sont très beaux, extrêmement riches en textures, en couleurs.
Takénori Némoto : Le son de chaque mot est très intéressant. Bien entendu, il y a la rime, mais au-delà, une véritable recherche de couleurs dans les poèmes français.
Jean-Philippe Desrousseaux : ...et une impression de la matière, extrêmement sensuelle.
Marie Lenormand (© DR)
Pouvez-vous nous parler de votre expérience personnelle avec Pierrot ?
Marie Lenormand : C'est une partition terrifiante (rire de Takénori Némoto), très difficile. J'ai passé un temps fou à me l'approprier. Je commence à m'amuser, à me détendre. Je commence même à me dire : ah ! j'adore ce poème. Je pourrais d'ailleurs probablement bientôt dire cela des 21 poèmes ! Dans l'interprétation, je suis très concentrée sur mes collègues musiciens et la partition, je considère ce que je fais comme de la musique de film.
Takénori Némoto : C'est exactement comme le bunraku : il y a toujours un récitant (ou une récitante) qui chante et qui parle à la place des marionnettes muettes, avec un petit ensemble de musiciens. Ils ne bougent pas, ils sont à vue. Nous narrons donc l'histoire, ensemble.
Takénori Némoto, le spectacle sera donné au Théâtre de l'Athénée, que vous connaissez pour y avoir interprété un Voyage d’hiver en 2012. En quoi ce théâtre correspond-il avec ce Pierrot lunaire ?
Takénori Némoto : La configuration de la salle du Théâtre de l'Athénée est vraiment adaptée à ce spectacle ! C'est un théâtre à l'italienne où tout le monde est au-dessus de la scène et jamais très loin. Les spectateurs vont voir les émotions s'exprimer avec les marionnettes. L'Athénée sonne en outre très bien, il n'y a pas besoin de forcer ni d'amplifier.
Schoenberg, la Seconde école de Vienne et plus généralement la musique moderne peuvent rebuter le public, mais ne pensez-vous pas que le Pierrot lunaire est une porte d'entrée idéale dans la modernité musicale, avec le parlé-chanté, l'esthétique d'actrice de cabaret et les timbres instrumentaux ?
Takénori Némoto : La musique paraît difficile, mais il s'agit de se sensibiliser par le timbre. J'ai notamment fait beaucoup de travail et de rencontres avec des collégiens et lycéens, qui étaient extrêmement sensibles aux éléments différents de l’œuvre, à la fois savants et populaires. C'est la preuve que l'auditeur peut s'approprier cette œuvre.
Je conseille de ne pas lire les textes en sur-titrages pendant le spectacle, mais de lire les textes avant si besoin, pour s'immerger complètement dans le théâtre de marionnettes.
Takénori Némoto (© Jean-Baptiste Millot)
Takénori Némoto, ce projet doit vous tenir particulièrement à cœur, vous qui avez appris la musique au Japon avant de venir à Paris en 1992, n'est-ce pas ?
Takénori Némoto : Pierrot lunaire est une œuvre culte pour ceux qui apprennent la musique classique. Déjà à l'université de Tokyo, nous avons fait quelques tentatives d'interprétations, mais l'opus reste très éloigné de notre culture (même si j'ai fait allemand, première langue). Je n'aurais sans doute pas abordé Pierrot sans la proposition de Jean-Philippe. Penser cette œuvre comme un bunraku à l'occidentale m'a donné de nombreuses idées d'interprétation musicale, je me suis senti plus proche de l'œuvre.
L'éloignement de la tonalité, l'atonalité qui pourrait rebuter n'est pas l'intérêt principal de l’œuvre. Le Sprechgesang de Pierrot lunaire est un aboutissement expressif, celui de nombreuses expérimentations, après le monument wagnérien que sont Guerre-Lieder et les Herzgewächse (Feuillages du cœur) pour soprano, célesta, harmonium et harpe.
Votre Ensemble fondé en 2010 pour le Festival Musica Nigella est particulièrement actif dans les échanges entre les cultures et les nations, et notamment entre France et Japon si l'on prend pour exemple vos participations aux Folles Journées de Nantes et de Tokyo. Qu'apporte selon vous ce brassage ?
Takénori Némoto : Le lien se fait assez naturellement. J'ai effectué une formation musicale totalement classique occidentale. Je ne connaissais pas la musique traditionnelle avant d'entrer à la Faculté de Tokyo. Je me suis alors dit que je devais aborder cette musique, d'autant plus que des compositeurs tels que Takemitsu et Hosokawa ont écrit des œuvres "classiques" et traditionnelles. Je me suis donc inscrit au département de musique traditionnelle, avec le théâtre Nô, en appréhendant les partitions spécifiques et très différentes. Arrivé en France et après l'entrée au CNSM, je me suis rapidement rendu compte que ce n'était ni la technique, ni la capacité d'apprentissage qui me manquaient, mais le style. Le style est extrêmement lié à la culture et surtout à la langue. Mieux j'apprenais le français et mieux je comprenais le style, mais je ne m'en étais pas rendu compte au Japon. Je veux donc apporter ma double culture à la musique.
Retrouvez très prochainement notre reportage en immersion dans le travail de répétitions de ce Pierrot lunaire, avant notre compte-rendu de la première parisienne vendredi.