Liège exhume un chef-d'œuvre de Verdi : Jérusalem
"Victime de son succès", l'expression définit à la perfection le destin de Verdi durant les 16 années qui suivent le triomphe de Nabucco. La renommée immédiate de cet opéra est telle que le compositeur est sollicité par l'Europe entière (et notamment par Paris pour ce Jérusalem en français). Verdi compose 21 opéras en 16 ans, et se déclare lui-même "condamné aux galères" par ce labeur, sans "une heure de paix". De fait, certains opéras situés entre Nabucco (1842) et Un Bal masqué (1859) sont méconnus -disons même inconnus tant ils sont eux-aussi des chefs-d'œuvre à découvrir impérativement- éclipsés par les sommets du catalogue verdien. Saluons donc comme il se doit le travail de quasi-résurrection mené récemment par Jean-Jacques Groleau à Toulouse pour Ernani (dont nous vous avons rendu compte, à cette adresse), ainsi que ce "Jérusalem" libéré, délivré de l'oubli par Liège. D'autant que la maison d'Opéra Wallonne accompagne son remarquable travail par l'édition d'un véritable livre historique et musicologique, signé Paolo Isotta, proposant des analyses passionnantes et détaillées, extraits de partition à l'appui.
L'intrigue est réduite à la trame narrative à la base de tous les drames, avec ses personnages aux caractères archétypes tranchés. Cette simplicité laisse indéniablement toute sa place à une musique exceptionnelle. Hélène et Gaston de Béarn s'aiment, mais l'oncle d'Hélène (Roger) est jaloux. Il parvient à faire accuser Gaston d'avoir voulu tuer le Comte de Toulouse (le père d'Hélène) et le héros doit s'exiler à Jérusalem. Hélène parvient à le retrouver. Le Comte gagne la croisade, Roger avoue son crime et meurt dignement au champ de bataille. Hélène et Gaston sont réunis.
Jérusalem de Verdi (© Lorraine Wauters - Opéra Royal de Wallonie)
La prononciation en français est capitale, en particulier pour un opéra méconnu, dont les paroles ne sont pas familières. Les interprètes de cette production articulent bien (à l'exception de Raymond, dont on attendrait un français parfait, avec un tel prénom, mais qui semble interpréter la version italienne de l'opéra).
Le génie musical de Verdi et de ce chef-d'œuvre injustement méconnu surgit dès le Prélude. S'enchaîneront tout au long de la partition des marches funèbres et pompes cérémonieuses aux cuivres et des lignes de cordes frissonnantes aux délicats aigus. Des pans entiers de fosse enflent dans une noblesse royale. Toujours expressives, l'œuvre et son exécution claquent et font bondir le chœur dans des marches martiales des Croisés. L'écriture vocale verdienne s'admire dès les premières interventions des chanteurs, un duo d'amour entre Hélène et Gaston dans lequel les voix se marient avec le miracle habituel du compositeur : les personnages chantent un texte différent mais chacun reste parfaitement intelligible (ce principe fonctionnant même jusqu'au sextuor vocal, un sommet de l'opéra). Le trio de voix graves est également l'une des pièces de génie de l'ouvrage.
Marc Laho interprète le héros Gaston. Son excellente prononciation en français rend inutiles les sur-titres. Ce ténor est énergique, à peine serré et avec de suaves fins de phrases, bien qu'il s'essouffle et s'amoindrisse dans les piani. Les contre-uts éclatants qu'il atteint, alangui sur les oreillers du palais palestinien, dans son grand air "Je veux encore entendre" (et non Je crois entendre encore !), lui assurent des acclamations.
Elaine Alvarez (Hélène) et Marc Laho (Gaston) dans Jérusalem de Verdi (© Lorraine Wauters - Opéra Royal de Wallonie)
Elaine Alvarez n'a eu qu'à changer l'orthographe de son prénom pour incarner l'héroïne Hélène. Puissante en aigus, son vibrato atteint le ciel qu'elle implore, très vibrée, à peine cravatée (gorge serrée). Elle conserve l'intensité vocale jusque dans les piani, investissant son jeu d'amples mouvements intenses ou de grands soupirs. Les adieux déchirants d'Hélène et Gaston sont ponctués par la basse, dans une construction élevée au rang d'art à l'image de la fin de La Traviata avec Violetta et les deux Germont. Ils offriront ensuite un poignant duo de retrouvailles amoureuses.
Hypnotisant de noirceur, happant l'œil et l'oreille, le Roger de Roberto Scandiuzzi chante la rage, la jalousie, la fureur. Froncé, menaçant, il serpente en coin de scène et ressort pleinement par ses graves caverneux, même dans le sextuor. Le timbre légèrement enrayé et les accents presque toussotants rajoutent au caractère trempé de cette voix qui sait aussi alléger les notes et ménager les moyens de son discours. Un soldat (Victor Cousu) appliqué et bien audible est au service de cette basse, par son chant comme par son jeu : il accomplit sa basse besogne et parvient même à faire croire que c'est Gaston qui lui a commandité le meurtre du Comte de Toulouse.
Roberto Scandiuzzi (Roger) dans Jérusalem de Verdi (© Lorraine Wauters - Opéra Royal de Wallonie)
Bien qu'il traîne par rapport à un orchestre toujours bien mené, la bouche de Pietro Picone (Raymond, écuyer de Gaston) est un sourire en coin lorsqu'il chante.
Pietro Picone (Raymond) dans Jérusalem de Verdi (© Lorraine Wauters - Opéra Royal de Wallonie)
Patrick Delcour habille Adémar de Montheil, légat papal en tenue de cardinal, agrémentée par des épaulettes métalliques de science-fiction et paré du bonnet le plus difficile à porter pour qui tient à garder son sérieux (couvre-chef qui n'a rien à envier aux casques en papier mâché des soldats). La voix sonore, grandement vibrée et pompeuse sied bien mieux à la fonction.
Patrick Delcour dans Jérusalem de Verdi (© Lorraine Wauters - Opéra Royal de Wallonie)
Le Chœur de l'Opéra Royal de Wallonie-Liège sait parfaitement porter les solistes d'un souffle uni. Agréable de légèreté dans le chœur des buveurs célébrant le massacre des Sarrasins, il est hélas souvent complètement décalé, malgré l'énergie remarquable de la chef pour les diriger.
Jérusalem de Verdi (© Lorraine Wauters - Opéra Royal de Wallonie)
Par-dessus tout, Natacha Kowalski rayonne sur le plateau, d'un sourire et d'un chant radieux. Son Isaure soutient Hélène de toute sa douceur et elle offre au spectateur un oasis de pureté parmi le drame, autant qu'une belle ligne dans les ensembles. Ivan Thirion a la noblesse qui sied au Comte de Toulouse tandis que, sonores et bien placés, les seconds rôles sont très dignes : le Héraut de Benoît Delvaux, l'Émir de Ramla par Alexei Gorbatchev (qui sait briser la glace sonore) et l'officier Xavier Petithan.
Natacha Kowalski (Isaure) et Ivan Thirion (Comte de Toulouse) dans Jérusalem de Verdi (© Lorraine Wauters - Opéra Royal de Wallonie)
L'Orchestre mené par Speranza Scappucci fait se lever le soleil (et les premiers applaudissements) sur le plateau, ses colonnes et aqueducs de briques rouges, délicieusement carton-pate (avec une toile bleue pour le ciel et les fils visibles qui tiennent le décor de Jean-Guy Lecat). Pour le palais, les colonnes se pavent de motifs arabo-andalous. Un ballet de danseurs arabisants apporte au décor exotique toute la candeur d'un spectacle de fin d'année avec ses chorégraphies figuralistes, très appliquées, presque synchronisées. Les mouvements et les rondes s'enchaînent jusqu'aux emprunts hip-hop (les plus gracieux éléments du ballet). L'acmé de cette danse, qui semble durer encore davantage que tout le reste de la soirée, est une improvisation libre où chaque danseur fait ce qui lui plaît, en autonomie. Le public habitué des plateaux parfaitement kitsch de Liège et des mises en scène de Stefano Mazzonis Di Pralafera sourit et rit doucement d'affection pour ces décors, costumes et jeu d'acteur de bric et de broc. La bataille épique pour la Chrétienté est une vidéo Scopitone brouillonne de quelques secondes, aussi précipitée que la fin joyeuse : le Comte de Toulouse gagne la Croisade mais chrétiens et musulmans se réconcilient dans des embrassades, le méchant rédimé par des exploits militaires meurt en acceptant son sort et en innocentant le héros qui peut dès lors épouser l'héroïne (gageons qu'ils vivront heureux et auront beaucoup d'enfants).
Ballet dans Jérusalem de Verdi (© Lorraine Wauters - Opéra Royal de Wallonie)