La Pucelle d’Orléans de Tchaïkovski résonne à la Philharmonie
Les impressionnantes forces musicales du Théâtre du Bolshoï ont investi ce vendredi la Philharmonie de Paris pour une représentation concertante de la Pucelle d’Orléans (Arlieanskaïa Dieva en russe) de Tchaikovskï, un ouvrage rarement donné bien qu’il recèle d’airs et ensembles magnifiques. Le livret, inspiré de la tragédie de Friedrich von Schiller, prête une liaison amoureuse à Jeanne d’Arc, expliquant ainsi le revirement divin qui précipite sa perte. Pourtant, contrairement à Verdi qui garde dans sa version une fin heureuse en dépit des faits historiques, la Pucelle finit ici au bûcher, pardonnée par un chœur d’anges miséricordieux.
Orchestre et Chœur du Théâtre Bolchoï de Russie dans Jeanne d'Arc à la Philharmonie de Paris (© Julien Mignot / Philharmonie de Paris)
Le Directeur musical du Bolshoï (et de l’Orchestre National du Capitole), Tugan Sokhiev, dirige les instrumentistes, le Chœur et les solistes de sa prestigieuse maison. Ne manque ainsi que le prestigieux Ballet de la maison russe, que l’on regrette de ne pas voir illustrer le deuxième acte. Après avoir fait découvrir Iolanta au monde grâce à une immense tournée internationale, il poursuit ce travail de reconnaissance de l’œuvre de Tchaikovskï par cette nouvelle série de concert. Très impliqué, il harangue ses musiciens avec de grands moulinets et des mouvements de brasse. Si l’ensemble reste assez peu nuancé, il offre en tout cas des pages d’une puissance phénoménale, comme les dernières mesures de la partition qui laissent le public pantois : le chœur déploie ses voix avec une grande richesse de timbres. Le pupitre basse donne d’ailleurs à entendre une profondeur de graves rarement audible dans un chœur, montrant l’exceptionnelle qualité de chaque artiste qui compose cet ensemble. Pénétrant dans l’acte trois qui présente le sacre de Charles VII dans la Cathédrale de Reims, le public à l’occasion d’entendre l’orgue exceptionnel de la Philharmonie : les vantaux du mur du fond de la salle s’ouvrent alors, laissant apparaître la gigantesque pièce renfermant les tuyaux de l’instrument, dans une clarté dorée magnifique. Lancé à pleine puissance, il produit un son bouleversant qui prend le public aux tripes. Les cuivres placés en haut des gradins de l’arrière-scène, juste devant ces vantaux, mélangent alors leurs timbres à celui de l’orgue pour un résultat époustouflant.
Tugan Sokhiev dirige Jeanne d'Arc à la Philharmonie de Paris (© Julien Mignot / Philharmonie de Paris)
Si cette utilisation de la salle est une vraie réussite, le placement des solistes vocaux laisse bien plus sceptique : de part et d’autre du chœur, derrière l’orchestre, ils ont face à eux l’immense mur orchestral que peu d’entre eux parviennent à franchir sans forcer leur instrument. Positionnés de biais, leurs voix s’entrechoquent et parviennent au public avec une réverbération prenant à contrepied les capacités acoustiques de la salle. Cela étant, les chanteurs, au garde à vous, sont tous de grande qualité, jusqu’aux plus petits rôles, montrant qu’il existe une école russe remarquable.
Le rôle-titre est interprété par Anna Smirnova, dont les ronds médiums sont projetés avec une constante puissance : la partition lui attribue une partie aussi éprouvante que les grands rôles wagnériens, dont elle s’acquitte brillamment, bien que l’on regrette la force avec laquelle sont abordés les passages les plus subtiles de l'œuvre. Elle enchaîne en l’espace d’un acte trois grands airs, longs, difficiles, mais magnifiques. Ses aigus sont riches et poignants, s’approchant même parfois, dans l’intention, du cri. Son père, Thibaut, qui livre sa fille au bûcher, la pensant guidée par le démon, est chanté par Pyotr Migunov. Son timbre cérémonieux, qui affiche la maturité que son jeune interprète n’a pourtant pas encore, l’oblige à abaisser son menton pour trouver les graves réclamés par sa partition. Dès lors, la voix projetée vers le bas perd toute chance de passer l’orchestre et de monter vers les balcons. Lorsqu’il retrouve sa fille à l’acte III, il pointe vers elle un doigt et un regard accusateurs glaçants, l’autre main suivant les notes sur sa partition.
Le rôle du Roi Charles VII est interprété par Oleg Dolgov. Ce dernier dispose d’un timbre clair qu’il doit cependant parfois forcer, provoquant d’immanquables problèmes de justesse. Le chanteur dégage une grande expressivité, tant scénique que vocale : son phrasé plaintif et sa gestuelle habitée rendent les surtitres superflus. Sa maîtresse, Agnès Sorel, est chantée par Anna Nechaeva (qui sera Tatyana cet été à Aix-en-Provence pour Eugène Onéguine, que vous pouvez réserver ici). Si ses graves peinent également à dépasser l’orchestre, elle offre un très joli médium sombre et moiré avec des aigus tranchants.
Jeanne d'Arc à la Philharmonie de Paris (© Julien Mignot / Philharmonie de Paris)
Jeanne est d’abord convoitée par Raymond, dont le rôle est chanté par le ténor Bogdan Volkov (qui a remporté l’an dernier le second prix du concours Operalia). Son timbre froid et clair est vibrant et généreux : nul doute qu’il sera un beau Lenski à Aix cet été. Mais c’est, plus tard, de Lionel que Jeanne tombe amoureuse. Ce dernier est interprété par Igor Golovatenko (qui chantera Onéguine à Aix), dont le timbre velouté ressort triomphalement lorsque l’orchestre ne se montre guère trop puissant. Produisant une jolie couverture de sa voix, il offre un duo d’amour d’une grande intensité au dernier acte. Ses graves, lorsqu’ils sont soutenus, sont profonds et très beaux.
Andrei Gonuykov interprète Dunois, un compagnon du Roi aux médiums lumineux et autoritaires. L’Archevêque convoque les graves magnifiques du tonnant Stanislav Trofimov. Le chanteur dispose d’un impressionnant ambitus qui lui permet d’émettre des très beaux graves profonds, ainsi que des aigus maîtrisés. Le paysan Bertrand dispose quant à lui de la voix large et puissante de Nikolai Kazansky. Andrey Kimach est un Soldat à la voix charpentée. Enfin, siégeant en fond de scène, près du chœur, dans une robe blanche immaculée, Marta Danyusevich parvient à se faire entendre malgré la puissance du chœur. Cela l’oblige cependant à forcer sa voix qui parvient à montrer la beauté de ses couleurs sans pour autant délivrer la clarté angélique dont son rôle pourrait se voir magnifier. Le public conquis par l’œuvre autant que par l’interprétation réserve un accueil chaleureux à une troupe du Bolshoï décidément inspirée dans ses projets de tournées.
Jeanne d'Arc à la Philharmonie de Paris (© Julien Mignot / Philharmonie de Paris)