Récital Andreas Scholl au Théâtre des Champs-Élysées
Hormis Anfossi (qui œuvre dans la seconde moitié du siècle), sont là réunis quelques uns des compositeurs italiens les plus célèbres et les plus prolifiques du temps. Les napolitains sont surtout connus pour leur production opératique. Anfossi, le romain, également, même s’il termina sa carrière à Saint Jean de Latran (l'une des deux chapelles papales à Rome). Vivaldi possède quant à lui une envergure plus grande, car au delà d’opéras de grande qualité, il a également nourri abondamment la musique profane de salon (cantates), la musique religieuse et surtout la musique instrumentale, rayonnant par sa notoriété bien au delà de la lagune vénitienne, jusque sur l’Italie et l’Europe. Le public ne s’y est pas trompé, le dernier tiers du concert étant constitué de ses seules œuvres et recevant le meilleur accueil de la soirée !
Le genre vocal dominant est alors ce que l’on appelle aujourd’hui l’opera seria (renvoyant aux sujets tragiques) auquel viendront peu à peu se joindre des œuvres plus brèves, plus légères : l’opéra comique. L’aria da capo est alors la forme dominante, dans laquelle, après un bref récitatif d’introduction, on déploie un texte exprimant l’intériorité du personnage. La forme se décline ainsi : A-B-A’. Si A expose la passion ressentie à ce moment de la dramaturgie (avec déjà une proposition d’ornementation), B viendra émettre un doute, une légère contradiction à ce qui a été dit dans A (avec un tempo et une harmonie contrastés), A’ viendra alors affirmer avec puissance l’énonciation de A, par une réaffirmation tonale et une sur-ornementation. La musique est cependant la même (dans la partition, on ne réécrit pas cette partie, on indique « da capo », c’est-à-dire : « à partir du début », ce qui donne aujourd’hui son nom à ce type d’air). Le côté affirmatif et amplificateur de A’ est alors confié à l’interprète qui procéde à cette amplification par un déploiement efficace, mais judicieux (en accord avec l’ethos, le caractère de l’air), de vocalises, de diminutions, de trilles, de messa di voce (affaiblissement et augmentation de la voix) et d’acrobaties vocales.
Les œuvres données ce jeudi, hormis celles purement instrumentales, sont tirées d’oratorios, ou de musiques spirituelles liées aux célébrations mariales. L’oratorio est alors en parallèle de l’opéra un genre de théâtre musical spirituel très en vogue, et qui relève des mêmes critères stylistiques que l’opéra, les compositeurs s’adonnant selon l’occasion aux deux, et y déployant les mêmes moyens.
L’Accademia Bizantina est un ensemble orchestral de cordes italien, appuyé ici sur un continuo (clavecin, orgue et archiluth), spécialisé dans les répertoires baroques (mais ouvert à d’autres). Ils jouent debout (les violons) sans direction effective sinon les départs, chacun étant responsable de sa partie dans une complicité remarquable avec l’ensemble disposé en arc de cercle. La musique qui émane alors est particulièrement vivante et investie par ces excellents instrumentistes et artistes interprètes. Lors du concert, ils ont donné, seuls, une sonate tout à fait oubliable de Angelo Ragazzi (programmée là sans doute pour la « citation », réminiscence assumée, du Stabat mater de Pergolèse, dans l’adagio) mais surtout le huitième concerto pour violon en sol mineur (RV 332) de Vivaldi où tous ont su donner la mesure de leur talent, avec un brio et une santé vivifiants.
Andreas Scholl (© James McMillan and Decca)
La partie vocale centrale du concert a été assumée avec efficacité et raffinement par le contre ténor allemand Andreas Scholl. Tout ce répertoire vocal a été écrit pour des castrats altos qui possédaient assurément de larges voix lyriques leur permettant de chanter également les rôles d’opéra. C’étaient des voix longues, larges, sombres, dotées d’un solide medium et bas médium, et d’un grave plus ou moins articulé sur la voix de poitrine, par un mixage savant et dosé, selon les nécessités dramatiques de ce qui est chanté.
Andreas Scholl est un chanteur atypique. Il n’est pas à proprement parler une bête de scène, même s’il est très grand. Sans être flamboyante, sa présence physique ne relève pas d’une posture de « comédien chanteur » qui incarnerait ce qu’il chante. Il a même plutôt des tics de chanteurs convenus (avec des bras sans cesse arrondis vers l’avant). De même, il ne brille pas par une capacité à vocaliser ébouriffante (à laquelle nombre de ses confrères nous ont habitués ces derniers temps : voir nos comptes-rendus de Fagioli ou Jaroussky in loco), et il n’est pas non plus doté du bas medium étoffé que requièrent ces œuvres d’alto. Il ne sait pas non plus poitriner (comme là aussi le font à la perfection certains de ses collègues, David Daniels particulièrement), ce qui atténue ses caractérisations lyriques et dramatiques. Néanmoins, c’est un chanteur magnétique au charisme vocal indéniable et qui surtout est maître d’un art du chant exceptionnel. Une voix lumineuse, claire, bien déployée malgré une relativement faible largeur, avec des voyelles dorées de lumière ! Il chante avec subtilité, délivrant un texte articulé et dont on sent que la syntaxe et plus largement le sens sont pris en compte : il dit, il affirme, il argumente, il réfute, il séduit. Les sons s’engendrent les uns les autres dans un legato d’école. Les phrasés sont des modèles de nuances, vectorisant au mieux les intentions du texte chanté.
Il rend ainsi intéressants même les airs assez banals de Porpora (« Occhi mesti » et « Per pietà turba feroce », extraits d’Il Trionfo della Divina Giustizia ne’ tormente e morte di Gesù Cristo), même si les graves font un peu défaut. Même constat pour le Salve Regina d’Anfossi, qui, bien que relativement simple musicalement, est défendu et magnifié par son art du chant.
Les deux airs de Leonardo Vinci (« Chi mi priega », « Tutti son del materno mio seno », extraits de l’Oratorio di Maria dolorata) sont beaucoup plus intéressants. Avec de la part du compositeur une inventivité réelle dans les introductions et les accompagnements du chant (les violons introductifs du premier, qui sera repris en bis ; le violoncelle concertant du second, magnifiquement assumé). La tessiture (plus haute) est pour le cas parfaitement adaptée à la voix de notre géant chantant. Les vocalises y sont exécutées avec goût et conviction, même si dans le A’, la sur-ornementation amplificative n’est pas tout à fait au rendez-vous.
C’est dans le Stabat Mater de Vivaldi qu’il donne toute sa mesure. L’œuvre est célèbre (un must pour les contre-ténors) : elle est donnée fréquemment et est enregistrée tout aussi souvent. C’est une œuvre émouvante, très expressive, recueillie, dense, ne cédant pas à la facilité et au brillant vocal gratuits, pour servir le texte et faire entrevoir au public la scène de cette mère, au pied de la croix, effondrée et dolente. L’interprète donne là toute la force de son talent dotant son timbre alors vibrant d’intensité et de densité expressive, pour représenter avec le son la scène dramatique de la crucifixion. Le chant où tout est dit et qui donne à voir par sa force propre. Voilà finalement une belle leçon qui remet la virtuosité à sa juste place, et qui remet le chanteur au centre du dispositif : rien ne remplace cela, ni une technicité impressionnante, ni un dispositif scénique quelqu'élaboré qu’il soit. Le chant est d’abord une affaire de chanteurs responsables et efficaces.
L’Accademia Bizantina n'est pas en reste, qui sait « peindre » de concert avec Andreas Scholl, là aussi dans une virtuosité d’expressivité rare ! Un très beau moment donc, en prélude aux concerts de Pâques qui vont bientôt déferler sur la capitale !