Wozzeck à Genève : la sublime souffrance pour seul héritage
Le ton cruel, froid et martial est donné d'emblée par un plateau aux couleurs kaki ternes, aux armoires bureaucratiques métalliques, aux coups de tampons, de bottes et aux mines tristes. Wozzeck a le regard torve de la victime absolue. Tous jubilent à le tourmenter, le frapper, le torturer littéralement. Le Capitaine Stephan Rügamer est très à l'aise pour le moquer avec un médium radieux et fort vibré (hélas, la voix disparaît dans les graves vers lesquels la ligne se projette souvent). Ses aigus enfantins en font un soldat de pacotille, ce qui construit une certaine complexité au personnage. Le gradé jette les tampons d'administrateur dans la grande baignoire métallique où il se prélasse, pour forcer Wozzeck à les y repêcher.
Tom Fox et Stephan Rügamer dans Wozzeck (© Carole Parodi)
Le Docteur Tom Fox est bien pire encore, terrifiant par la voix et une présence d'acteur glaçantes. Bossu, la coupe au bol, il a l'attitude et l'attirail d'un savant fou dans une chambre de torture. Il fait traîner Wozzeck sur un siège à roulette à travers ses expériences inhumaines. Le rat de laboratoire est mené derrière un immense miroir grossissant qui semble l'enfermer dans un scaphandre (un effet optique hélas réservé aux quelques sièges absolument centraux, placés exactement en face de l'immense lentille). Il est forcé de manger à la cuillère des substances dégoûtantes au fond d'un seau, avant de les régurgiter. Ce Docteur a une voix puissante, tonnante avec un timbre métallique et une tension vocale qui résonnent en harmoniques aiguës et figent le spectateur et Wozzeck sur son siège. Harnaché à un lit métallique, renversé la tête en bas, le rideau médical se ferme au moment où le bourreau insère une pince dans la bouche de son "patient".
Mark Stone et Tom Fox dans Wozzeck (© Carole Parodi)
Les figures autoritaires du militaire et du docteur sont en permanence escortées par des hommes de main, armés pour accomplir les basses besognes. Les dignitaires sont toujours accompagnés, Wozzeck est toujours seul, incompris, isolé, même en compagnie de son ami Andres, Tansel Akzeybek long en souffle et en vibrato.
Mark Stone, Jennifer Larmore et Charles Workman dans Wozzeck (© Carole Parodi)
Droit comme un i, raide de prétention martiale, le Tambour-Major est un Charles Workman maître de la technique lyrique de couverture dans les aigus dramatiques. Sa voix est celle d'un chanteur de bel canto, harmonieuse et homogène, dans un allemand prononcé à l'italienne. L'orchestre se déchaîne sur la lutte fort peu crédible qu'il mène avec Marie, faisant rapidement succomber la femme de Wozzeck. Il roue ensuite de coups le mari trahi, l'écrase de sa botte. Cette épouse, victime d'une vie terne, est interprétée par Jennifer Larmore passant sans aucune transition de la voix de poitrine étouffée bien que largement vibrée à une voix de tête terne, mais davantage portée dans les aigus par un vibrato de bouche tremblante.
Mark Stone et Jennifer Larmore dans Wozzeck (© Carole Parodi)
Les changements de plateau se font derrière deux interminables rideaux, à l'image de ceux qui séparent les patients d'un hôpital et occupant toute la largeur de la scène. Des militaires les ouvrent et les ferment en courant, dans des bruits métalliques qui viennent malheureusement perturber trop fréquemment la musique. Lorsque les deux rideaux s'ouvrent complètement dans la deuxième partie, ils dévoilent une lugubre ville en ruine, écrasée par un massif monument aux morts. Les familles brisées viennent s'y effondrer en larmes parmi les rondes militaires.
Harnaché comme une bête de somme à une carriole agricole, Mark Stone en Wozzeck déploie le large spectre de sa voix dans son cri de désespoir humilié "Wir arme Leut" mais cette complainte n'a plus son caractère de résistance face au capitaine, celui-ci étant parti s'habiller. La prononciation de l'interprète du rôle-titre est intelligible et éloquente, faisant claquer les consonnes dentales et palatales, allongeant les sifflantes et chuintantes, arrondissant les voyelles.
Mark Stone dans Wozzeck (© Carole Parodi)
L'Orchestre de la Suisse Romande porte cet ensemble dans une peinture de timbres et de couleurs. Chaque instrument profite de l'écriture mirifique et kaléidoscopique de la partition pour déployer toute la palette de son instrument dans des miniatures solo qui dialoguent en pures taches de couleurs avant de se combiner. Le chef Stefan Blunier offre une direction parfaitement scrupuleuse, transcendée par les transports d'ensembles fougueux, sacrifiant certes la mise en place, mais au profit de l'intention fulgurante.
Un long obus enguirlandé descend du ciel pour figurer les dernières scènes avinées et tragiques : des tuyaux qui en pendouillent, les habitués de la taverne tirent leur boisson enivrante. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève fait entendre une chanson à boire stimulante, pleine de cohésion et de verve, puis soudainement voilée mais toujours aussi riche d'intensité vocale. La basse Alexander Milev, personnage de premier apprenti, est une voix russe fort ancrée et appuyée sur les fondamentales de ses notes. Le ténor et second apprenti Erlend Tvinnereim se tire avec un très long souffle d'une ligne vocale aux intervalles évidents mais aux aigus qui ne le sont absolument pas. Le ténor Fabrice Farina incarne à merveille un fou de cabaret, grinçant et soulevé dans l'aigu.
Mark Stone et Dana Beth Miller dans Wozzeck (© Carole Parodi)
Soudain, Wozzeck déchire le silence dans un hurlement parfaitement lyrique : il se précipite pour se venger de son humanité humiliée en poignardant sa femme infidèle. Ainsi s'entretuent les pauvres gens, sans jamais se venger de ceux qui les oppriment. Le monument aux morts, puis la scène, puis la carotide de Marie poignardée se couvrent de rouge. C'est dans une grande trappe de scène que se noie Wozzeck, sans un geste du militaire et du médecin qui passent à côté et le laissent mourir. Le dernier interlude orchestral est bouleversant de maîtrise et de puissance. Dans de longs accents d'ensemble, les souffles sourdent et jaillissent de la fosse, menant à la dernière scène que seul un spectateur au cœur de pierre pourrait voir sans une émotion ultime. L'enfant de Wozzeck et Marie est joué par Gaétan Haro avec une spontanéité et une application touchantes, moqué par ses camarades car il est devenu orphelin. Il reprend la position inhumaine de bête de somme, harnaché comme un esclave, comme son père. La mise en scène présente ainsi sa continuité, aussi éloquente que la misère humaine. Le malheur se transmet, la vie de peine et de violence est le seul héritage des pauvres gens.
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